A l’occasion des remises de médailles d’ancienneté, il y a toujours un archéologue amateur pour déterrer quelques photos antédiluviennes prises, le plus souvent, à l’occasion de beuveries officielles ou de séminaires de… de… de séminaires !
Il faut dire que c’étaient les seules occasions de faire des reportages photos, l’époque du selfy était encore loin et sauf à immortaliser des chantiers en cours, les Cartier-Bresson en herbe avaient peu de choses à se mettre sous la dent (« les yeux ? », oui si vous préférez !)
Ce qui date le plus cruellement une photo, ce sont les modes vestimentaires. Ah ces pulls jacquard, ces cravates en cuir vert, ces vestes à épaulettes… Rajoutez-y des mocassins à glands violets et vous avez tous les ingrédients d’une catastrophe vestimentaire.
« Enfin, si t’avais voulu côtoyer le luxe et la haute couture, il fallait choisir un autre métier, non ?! »
« Peut-être ! Ou pas, tiens ! »
J’ai eu l’occasion de toucher de près, de très très près même, le luxe à la française*. Place Vendôme, la joaillerie CHANEL et quelques milliers de mètres carrés de bureaux attenants.
L’avantage, quand on fait un chantier pour un client qui va l’occuper, (par opposition aux chantiers de bureaux qui vont rester vides pendant deux trois ans en attendant que la crise du BTP passe), c’est que l’on côtoie les futurs utilisateurs. A cette occasion, ils nous font part de leurs préoccupations et de leur fonctionnement. On entre de plain-pied dans leur vie et pour peu que l’on soit curieux, ils nous font des confidences (professionnelles) toujours très enrichissantes.
En contrepartie, la façon dont ils organisent le suivi des travaux est révélateur de leur propre mode de fonctionnement. Entre les collaboratifs-consensuels réunionistes, les dirigistes-tyranniques éclairés, les pyramidaux-j’veux-voir-qu’une-tête extrémistes et les ah-ben-on-sait-pas-faut-voir-qui-décide, le panel est riche, varié et fascinant.
En l’occurrence, notre principal interlocuteur était le service communication. Pourquoi la communication ? Excellente question. Et pourquoi pas hein ? Un peu parce qu’ils allaient occuper majoritairement les lieux, un peu parce que la directrice était une future maîtresse du monde et beaucoup parce que le lancement de cette boutique sur la place Vendôme s’accompagnait d’un plan de comm’ très ambitieux.
Je peux vous dire que nos interlocuteurs et trices étaient autrement plus intéressantes à regarder que nos collègues à gourmettes et pinces à cravates… Nous étions dans deux mondes opposés : je roulais en Twingo (Oh ça va hein !!!), elles roulaient en Mini, et quand il fallait échanger les escarpins 36 contre des bottes de sécurité 40 (« Ben désolé, ma p’tite dame, on a’qu’ça en rayon… Mais, proposez à votre service innovation qu’ils lancent une ligne de bottes de chantier pour femmes, vous gagnerez peut-être le concours annuel !!! »), on sentait immédiatement qu’elles n’étaient pas prêtes pour un « vie ma vie » spécial BTP.
Et cet écart culturel a été flagrant quand nous avons été interviewé pour un article interne sur « les moyens exceptionnels mis en place pour démarrer l’opération** ». Elle trouvait fascinant que nous entrions dans le bâtiment avec un char, alors que la moitié de la profession criait au scandale !!!
Quand je vous aurais rappelé que ce service était composé à 95% de femmes, vous comprendrez mieux l’intérêt croissant*** que j’avais pour notre client adoré(e).
Tout naturellement, au fil des réunions de chantier, j’en apprenais sur les spécificités du métier de joaillier de luxe, tandis qu’elles découvraient que l’on peut très bien marcher avec des bottes trop grandes à condition de mettre du papier journal dedans.
Tiens, cela me rappelle une autre bonne raison pour laquelle le service comm’ était aussi important. La connaissance de la Jet-Set et des grosses fortunes mondiales. La bible du BTP ce sont les DTU****, la leur était… Paris-Match et Gala… N’y voyez aucune moquerie.
En effet, vous imaginez bien que les clientes de parures à plusieurs millions de francs (oui, on comptait encore en francs), ne courent pas les rues. Et vous imaginez tout aussi bien que les femmes portant ces bijoux, verraient d’un très mauvais œil, qu’une autre mondaine portât les mêmes ! Il est donc fondamental de connaître avec précision qui est avec qui, qui parade aux ventes de charité, aux défilés de modes ou vernissages internationaux. Et quelle meilleure source que les magazines jet-set-people ? N’est-ce-pas ?
C’est sûr que que je n’aurais jamais fait carrière chez eux. Pourquoi ? Mais parce que je suis l’antithèse sur pattes d’un journaliste people. Je suis à la Jet-Set ce que Doc gyneco est à la philosophie post-platonicienne. La preuve ? Tenez, au bout de vingt ans dans la même boutique, je n’ai toujours pas trouvé la fréquence de radio moquette ! A tel point que je découvre toujours le dernier, quand je le découvre, qui a des activités extra-professionnelles et illégitimes intensives et régulières !!!
Bon, tout ça pour dire quoi ?
Oui, nous tissions des relations professionnelles très enrichissantes et nous ne manquions pas d’échanger sur nos métiers et leurs petits secrets.
Il m’en revient un autre, tiens !
L’agencement de la boutique avait été confié à un décorateur d’origine russe qui devait en quelques semaines transformer la boite en béton brut que nous lui laissions en boutique de haut luxe, vitrine mondiale de la marque. La gageure était de taille, car les délais étaient délirants et les matériaux employés nécessitaient une précision de pose hors du commun. Parmi ces produits, il y avait panneaux de bois ornés de laque de Coromandel habillant des murs entiers, et focalisant particulièrement l’attention.
Igor Strogonov (Excusez le cliché, je ne veux pas dévoiler son identité et c’est le premier nom à consonance russe qui me soit venu), nous tannait pour avoir des cotes au millimètre près pour des murs que nous ne devions construire que six mois plus tard, érigés des ruines de la salle des coffres du troisième sous-sol (Si vous voulez plus de précisions, je vous raconterai tout ça en détail une prochaine fois). On lui proposait régulièrement, d’attendre que les murs fussent construits pour prendre les côtes dont il avait besoin, parce qu’avant on voulait bien lui donner les cotes qu’ils voulaient, mais elles avaient autant de chances d’être justes que de gagner trois fois de suite au loto…
Peine perdue, il insistait, on se braquait, il s’énervait, on tenait bon jusqu’à ce que, lassés de nous chamailler vainement, on a fait comme les enfants… Il y en a un qui a été voir Papa (enfin Maman en l’occurrence), « Ouinnn, y fait rien qu’à m’embêter ».
« Avec toute l’affection que j’ai pour vous (Oh que j’aime quand une femme me parle comme ça), je dois donner raison à Igor, on ne peut pas attendre aussi longtemps. Ces panneaux seront toute l’âme de la boutique, rappelant ceux qui ornaient la chambre du Ritz que Coco occupa tant d’années. La moindre approximation dans leur ajustement serait simplement intolérable »
« Eh ben ! j’sais pas moi, faites des bouts p’us p’tits. Oui, fabriquez quelques modèles standards et vous n’aurez qu’à faire des panneaux de rattrapage sur les côtés, comme on fait du carrelage, on coupe un petit morceau le long du mur. » Là, j’ai cru qu’elle allait s’évanouir…
« Vous ne devez pas comprendre de quoi il s’agit. Je vous emmène voir l’atelier de fabrication, vous vous rendrez compte par vous-même »
Je passe sur la petite claque à l’amour propre. Elle comptait m’apprendre, à moi, comment on faisait des panneautages bois !!! Le comble de l’outrecuidance !!! Mais un sourire carmin et une main sur l’épaule effacèrent toute velléité de résistance.
Et je dois dire, que je ne l’ai pas regretté.
L’atelier des laques de Coromandel, comment dire ? C’est probablement le lieu le plus voluptueux qu’il m’ait été donné de visiter.
C’est fascinant, c’est artistique, c’est olfactif, c’est onirique, c’est sensuel, c’est…
Figurez-vous un atelier au milieu d’un dédale de rue, la porte d’accès est minuscule et l’atelier à peine plus grand. Pénétrer dans ce lieu est déjà une première satisfaction. Comme un lieu secret qui se dévoile. Hors du temps, hors de la civilisation. Répétant des gestes initiés par des artisans chinois du XVIIème siècle, quelques femmes travaillent le bois, les vernis, les huiles, les pigments et la soie. Il y règne un silence quasi religieux, à peine troublé par le frottement d’un pinceau sur la soie ou le crissement de la gouge dans la laque. Ces fameux panneautages prennent vie et viendront orner ces murs devenus subitement bien vulgaires face à la noblesse ultime de l’œuvre qui se crée sous mes yeux.
Et quand vient le moment où l’une d’elle, après avoir achevé sa gravure, sort quelques feuilles d’or pour les appliquer au fond des reliefs et ainsi former un paysage coloré et chatoyant, je me repens intérieurement d’avoir osé imaginer que ces habillages pourraient supporter qu’on les fissent attendre et qu’on les traitent comme un simple habillage néo-pompidolien.
A chaque fragment d’or rose, jaune ou blanc aspiré par le pinceau, à chaque millimètre carré de laque orné, le paysage émerge comme par magie. Ici un héron guette sa proie, là, une rivière multicolore se jette dans un lac paisible dans lequel un lotus majestueux flotte sous l’œil attentif d’un paysan pêcheur. Tous prenaient vie, sous mes yeux et semblaient me regarder en me défiant d’oser imaginer qu’on les coupe pour « faire des bouts p’us p’tits » ou des « panneaux de rattrapage ».
Quelle expérience !!! J’en ai à nouveau des frissons en écrivant ces lignes, tiens, c’est malin !!!
J’étais chamboulé, conquis, converti, il fallait que ces murs deviennent la priorité du chantier. Et cette conviction permit de livrer la boutique en temps et en heure au décorateur qui put y installer toutes les laques qu’il voulait.
La confiance entre mes chères communicantes (ah oui, parce que donner la priorité à ces murs nous a coûté un bras, mais quand on aime…) et nos équipes allaient ainsi croissante.
« A notre tour de vous dévoiler quelque chose de magnifique »
« Ah oui ? Dites-nous »
« Samedi prochain, nous démontons la bâche et l’échafaudage sur la place Vendôme, et vous pourrez ainsi admirer le résultat de nos travaux de restauration de façade »
« Parfait, ça tombe bien que vous travailliez dehors, parce qu’on allait vous interdire de travailler à l’intérieur du bâtiment »
« ??? Pourquoi ??? On a fait quelque chose de mal ? »
« Non, non, rien ne vous inquiétez pas, c’est juste un sujet interne de visites, voilà, je ne peux pas vous en dire plus. Mais vous avez interdiction de rentrer dans la boutique et les sous-sol »
« Bon, ben, faisons comme ça »
Ce samedi là était parfait, une lumière idéale pour admirer le travail de restauration de façades que quelques compagnons du tour de France avaient réalisé. Les figures et armoiries ornant les balcons avaient été sculptés en pleine masse effaçant les affres du temps et de la pollution. La façade avait retrouvé son uniformité virginale et originale, telle que Louis XIV avait pu l’admirer en son temps. (D’ailleurs, il n’avait pu admirer que les façades, parce qu’étant à cours d’argent il avait vendu le terrain à la ville de Paris permettant à des particuliers de construire ce qu’ils voudraient avec pour seule obligation que les façades soient conservées (Louis XIV promoteur avant l’heure !!!))
J’en étais à peu près là, perdu dans ce genre de réflexion extatique, quand ma lectrice de Gala préférée s’approcha de moi furtivement et me glissa :
« C’est merveilleux, quelle beauté, je ne regrette pas d’être venue »
Je me doutais bien qu’elle ne parlait pas de moi, et compris qu’elle était satisfaite de notre travail.
« Tenez-moi ça » me dit-elle en me tendant précipitamment quelques boîtes, tandis qu’elle fouillait dans son sac pour en extraire un appareil photo de poche (Non, non… Pas de smartphone 16Mpixel à cette époque…).
Et nous voilà tous les deux, côte à côte, absorbés par cette façade, le nez en l’air comme deux touristes découvrant la ville pour la première fois. A peine le temps de savourer ce moment suspendu, elle reprend ses esprits et les boîtes qu’elle m’avait tendues. Et nous échangeons quelques banalités, « Il fait beau pour la saison, oui, c’est vraiment super, merci, de rien,… »
Et pendant ce temps mes yeux se posent sur les boîtes…
L’épaisseur, la texture, laissaient penser qu’il s’agissait d’écrins à bijoux. Et quand j’aperçu les deux C entrecroisés, plus aucun doute possible. Elle voit mon regard sur les boîtes, lève les yeux vers moi, je lui réponds par un regard interrogateur.
D’un simple mouvement de paupière, elle me signifie que oui, c’est bien ce que je pense et d’un index sur la bouche elle m’intime l’ordre de rester muet. Elle tourne le dos et file vers la boutique.
Le temps que je réalise que j’avais probablement tenu en main une fortune en bijoux, elle les avait déjà rangés en sécurité dans la salle des coffres.
Décidément le monde du luxe n’aura pas fini de m’étonner !
* – Voir Episode N° 20 – Luxe, calme et volupté
** – Voir Episode N° 23 – Le casse du siècle
*** – Voir Episode N° 3 – Un café un croissant
Lyrkhan
Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.
Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.
J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.
Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.
Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.
Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.
L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.
il était temps que je l’écrive.
(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.
(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.
(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.
Très belle histoire de partage de connaissance où comment une jolies biche peut amadouer un vieux loup ….. ( un jeune loup ça marche aussi !!!! )
J’aimeJ’aime