« Et un jour, j’en ai eu assez !!! »
« De quoi ? »
« Eh bien, assez de me lever tôt juste « parce qu’il faut être là* », assez de me coucher tard pour déboguer des HAL récalcitrants**, et plus généralement assez de devoir me débattre au milieu de Hyènes en Louboutin et de Requins en cravate*** »
« Oh ben alors ? Un petit coup de mou ?! »
« Je dirais plutôt la prise de conscience d’être pris soit pour un gnou (avec un grand C) naïf, dans le cou duquel la Hyène avide de sang frais plantera ses crocs; soit pour une sardine (toujours avec un grand C) au milieu de son banc chassé par au requin affamé. L’échappatoire résidant dans la capacité à respecter à la microseconde les changements de direction du groupe sous peine de sortir de la masse et de se retrouver exposé aux radars du squale affamé. Bref choisir entre être bouffé et… être bouffé !!!»
« Euh… ? »
« Bon ok, un petit coup de mou ! Mais j’avais un projet, une noble ambition, une saine croisade m’appelait… »
« Alors raconte, ça m’intéresse !!! »
« Prendre la direction du service Qualité/Sécurité/Environnement de l’entreprise. Beaucoup y voyaient un placard, moi j’y voyais l’occasion de mettre mes neurones à l’épreuve avec l’objectif de dépoussiérer deux décennies de procédures, notes internes et autres instructions qui encombraient des serveurs saturés. »
« Et ? »
« Et ?!… Je ne vais pas tout vous raconter tout de suite, mais j’ai changé de métier depuis… Que ceux qui pensent que j’ai changé de métier parce que j’avais mené ma mission avec brio sous les vivas de la Direction époustouflée par ma prestation me laissent leurs coordonnées en commentaires. Je les inviterai à dîner et leur ferai une lecture commentée de l’Episode n° 35 : Naïveté, mère de toutes les désillusions »
« Donc ça a foiré »
« Ah !!! Tout de suite, les grands mots ! »
« Tu appelles ça comment alors ? »
« Disons, que j’ai enrichi mon CV de nouvelles compétences »
« Belle pirouette. Et concrètement, tu as réalisé quoi ? »
« Concrètement ? Concrètement… moui moui moui… Euh alors comment dire ? Disons, que j’ai ébauché les prémisses d’une réforme, ou, que j’ai mis en place les éléments structurants engageant le changement. »
« Et ? »
« Et ?! Eh bien voilà, quoi… Oh mais… dites donc, vous êtes là pour m’écouter raconter des histoires dans lesquelles je suis le héros ou pour me mettre dans l’embarras en soulignant les petits dérapages d’une carrière jusque-là bien remplie ? »
« Holà, mais faut pas le prendre comme ça !!! Je pose juste des questions, je suis naturellement curieux et je m’intéresse à vous. N’y voyez aucune intention de nuire. Maintenant, si mes questions vous gênent je m’en vais aller lire d’autres blogs ! »
« Ok, c’est bon. Oui, cela n’a pas été une réussite complète. J’admets que j’ai un peu eu tendance à mettre des charrettes avant certains bœufs… Et faire bouger les bœufs dans l’entreprise est un art délicat qui nécessite patience et doigté, et qu’à ce petit jeu, j’avais autant de prédispositions qu’une amibe à concourir aux jeux olympiques d’hiver (Il existe peut-être des jeux olympiques des amibes me diront les plus sceptiques, mais franchement j’ai de sérieux doutes (surtout en hiver, le risque de gel peut être fatal pour ces eucaryotes qui supportent assez mal le port des moufles)) »
« Tu manquais peut-être de méthode ? »
« Ah ça ! Parlons-en, tiens ! J’avais retenu d’un mentor de la conduite du changement la sentence suivante : ‘Un escalier se balaie toujours par le haut’. Cela m’avait paru frappé d’un tel bon sens que je m’étais précipité voir Dieu le Père convaincu qu’en le convaincant lui-même de la fulgurance de mes idées de simplification, je ne manquerai pas d’attirer ses bonnes grâces et qu’il déroulerait le tapis rouge à mes idées géniales. »
« Bonne idée ! Et ? »
« Et ? Et j’en suis ressorti con et vaincu… J’avais bêtement oublié que la plupart des règles qui me paraissaient obsolètes pour ne pas dire surannées voire idiotes, et qu’il me paraissait opportun d’assouplir ou d’éradiquer, avaient été édictées par mon interlocuteur himself !!! »
« Gros malin va !!! Alors tu as fait quoi ? »
« Les tables de la Loi étant écrites définitivement dans le marbre, il me restait la possibilité de tenter de convaincre les ouailles que certaines des règles étaient des interprétations de ces dites lois et non les lois elles-mêmes. Et j’ai donc pris mon bâton de pèlerin, en créant des groupes de travail sur le thème «simplification des procédures ». L’idée (qui s’avèrera être une utopie) était de reprendre les analyses de risques qui avaient conduit à mettre en place les procédures actuelles.»
« Et en français pas aussi techni-chiant ? »
« Je m’explique avec une parabole automobile : Si l’on met des radars sur les routes c’est pour s’assurer que les conducteurs ne dépassent pas la limite de vitesse. Si l’on effectue ce contrôle, c’est parce que des analyses de risques ont établi le corollaire entre la vitesse et la gravité des accidents. Donc pour limiter les accidents, on installe des radars : CQFD. Si toutefois il existait un limiteur de vitesse connecté avec la limitation de la route, il n’y aurait plus de risque de dépassement de vitesse. De fait, il n’y aurait plus besoin de radars sur les routes, il n’y aurait qu’à changer les limitations de vitesse. (J’entends d’ici les mauvaises langues dire que les radars sont surtout là pour remplir les poches du gouvernement, mais là n’est pas le propos…). »
« Intéressant tout ça, et donc, cette chasse aux risques, fructueuse ? »
« Oh, super… Certaines procédures étaient tellement ancrées dans les gènes, que plus personne ne savait à quelle couverture de risque elles répondaient. Et quand je proposais, ‘eh bien, dans le doute, enlevons la procédure, et si le risque resurgit, on remet la procédure en place »
« Bonne idée, ils ont du apprécier, quand on allège les contraintes, en général, les gens sont contents »
« Ben tiens… Sauf quand je me suis vu répondre : ‘Hmmm, mieux vaut la garder, on ne sait pas si ‘Il’ acceptera qu’on la supprime’. »
« Qui ça ‘Il’ ? »
« Ben Lui, tiens… Du coup, si je voulais avancer, il me fallait retourner voir Zebigboss pour lui re-soumettre d’alléger certaines procédures au titre ‘qu’on sait plus contre quoi elle nous protège’… La boucle était bouclée… Impasse totale, calage de la roue de Deming**** ! J’avais l’impression de vivre en direct la fameuse expérience des singes s’auto privant de bananes : VIDEO : Expérience des singes »
« Et donc ? »
« Et donc, rien. Ou pas grand-chose, je me suis un peu débattu, j’ai râlé, j’ai tempêté, j’ai sifflé dans un violon (ce qui je vous le confirme, n’a absolument aucun effet). Et puis la colère s’est transformée en résignation. J’ai ravalé mes rêves de gloires et j’ai fait comme mes prédécesseurs : des réunions qui ne servent à rien pour décider de rajouter une couche de mercurochrome sur des jambes de bois déjà bien alourdies… »
« Pas très glorieux tout ça !!! »
« Non, et à vrai dire, cela devenait vraiment inconfortable, entre l’euphorie de chaque micro-avancée et la déprime de chaque rebuffade, je passais pour un parfait cyclothymique. Ce qui est pour le moins désagréable et parfaitement improductif »
« On ne peut pas réussir à tous les coups, c’est normal il faut tenir le cap ! »
«Merci de l’encouragement. Je naviguais entre deux eaux bon an mal an, jusqu’au jour où je me suis retrouvé en opposition frontale sur un choix stratégique : d’un côté, plus de prévention et de pédagogie et de l’autre plus de contrôles et de sanctions. Et mon avis n’a pas pesé beaucoup face aux partisans du radar, persuadés que si on alterne un flic et un flash tous les kilomètres, il n’y aura plus d’accident… »
« Sympathique en effet »
« Je vous l’accorde, m’est alors revenu cet extrait de I comme Icare : Expérience de Milgram. Je vous invite sincèrement à le regarder jusqu’au bout. Je crains d’avoir une tolérance de 15 V grand max !!! »
« Tu t’en es sorti comment alors ? »
« J’ai pêché la perle rare, une personne capable de faire du contrôle ET de la pédagogie. Mais évidemment, le message est brouillé et donc mal perçu. Ceux qui attendent des sanctions n’y trouvent pas leur compte et les partisans de la prévention se plaignent des contrôles incessants ! »
« Et ? Finalement ? »
« Finalement ? Vous savez, j’ai toujours été persuadé, que dans la conduite du changement, il y a ceux qui conduisent et ceux qui vomissent à l’arrière… Je n’avais plus de sac alors J’ai changé de métier… »
* voir EPISODE N° 39 : Longtemps, je me suis couché de bonne heure
** voir EPISODE N° 10 : Informatique et Liberté
*** voir EPISODE N°…Euh ???… à peu près tous les épisodes en fait !!!
**** Voir EPISODE N° 19 : Créativ’Session
Lyrkhan
Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.
Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.
J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.
Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.
Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.
Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.
L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.
il était temps que je l’écrive.
(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.
(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.
(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.
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