L’été c’est l’heure de ?
– « la crème solaire ? », à ma droite : « Pas mal, mais je vous rappelle que c’est un blog d’anecdotes professionnelles, alors il va falloir recentrer le débat »
– « faire un régime ? », au fond de la salle : « Ben voyons, je vois que vous écoutez, ça fait plaisir, en plus je vous remercie de me faire remarquer que j’ai besoin d’un régime ! »
– « alors d’autres idées ? »
L’été, c’est l’heure des stagiaires…
L’arrivée des stagiaires d’été en entreprise est toujours un événement intéressant, tant pour les arrivants*, que pour les accueillants. Toutes les personnalités s’y révèlent et aux détours de conversations de machines à café, on découvre des attitudes singulières.
Le stressé : « mais, j’ai jamais encadré, moi ! Comment on s’en occupe d’un stagiaire ?, j’sais pas si j’vais y arriver » (Tiens ça faisait longtemps que j’avais pas mis de parenthèses (quand j’hésite entre un infinitif et un passé composé, je remplace le verbe par « mordre », ce qui fait dans le cas présent : « mais j’ai jamais mordu, moi ! », du coup, l’image du stressé accueillant son stagiaire à coups de crocs est très évocatrice…))
Le placide : « De toute façon, la semaine prochaine, je pars en congés, va bien falloir qu’il s’y mette rapido »
Le double espresso : « Alors, je lui ai préparé la liste des tâches à faire, j’ai organisé la visite de tous les services, et la semaine prochaine, je lui fais faire le tour des chantiers. Dès qu’il arrive, j’lui demande de me présenter son plan de rapport de stage, pour pas qu’on perde de temps… »
Le vicelard : « Si j’ai à choisir, …. » C’est bon, vieux, on sait, pas besoin de nous expliquer, on imagine très bien…
La Hyène en Louboutin** : « J’ai exigé des RH, que le stagiaire de cette année, ait un double cursus X-Pont, Sciences Po, afin qu’il puisse réaliser un Benchmark sur les opportunités d’industrialisation de nos process opérationnels avec une perspective de croissance sur 3 ans et un ROI*** sur 5 ans. Avec double salto arrière et pirouette cacahuète… »…
« Euh ? C’est pas le rapport que tu devais nous transmettre il y a trois ans, que t’avais dit « je m’en occupe, JE suis la personne qui connaît mieux le sujet que quiconque dans l’entreprise ? »
« Maiiis Nooon, t’as rien compris, laaaiiisse moi t’expliquer… » avec main apaisante sur l’avant bras, roulade d’yeux et déhanchement appâteur…
Le râleur : « Ben j’espère qu’il sera meilleur que celui de l’année dernière, pace que franchement, l’autre il m’avait fait perdre un temps fou avec ses questions : « Et comment qu’on allume la machine à café ? Et où que j’trouve le papier A3 pour la totocopieuse ? Et comment ça marche une plieuse de plans ? (T’inquiète je compatis en 30 ans de métier, j’ai jamais réussi à plier un plan proprement…) » Franchement, j’me demande bien c’qu’ils leurs apprennent à l’école… »
Le parano : « Avec le bol que j’ai, j’vais encore tomber sur un pistonné, qui fouttra rien et à qui j’pourrais rien dire, parce c’est le fils ou la fille de… C’est toujours la même chose, avec les stagiaires, c’est piston et compagnie,… »
Le vicelard : « J’suis allé voir sur le serveur des RH, il y en des… », Arghhh, mais faites le taire…
Le militaire frustré : « Ah ben il aura pas l’temps d’sennuyer l’mien. J’lui ai concocté un p’tit programme, marteau piqueur, montage de parpaing, terrassement à la main… S’il a des kilos à perdre i va m’remercier… Dukan à côté ça va faire Office du Tourisme! »
Le vicelard : « Oh la vache !!! Tu t’rappelles de la petite du troisième étage l’année dernière ? Comment j’t’l’avais… »
«Ouais ben si j’me rappelle bien elle avait porté plainte pour harcèlement non ?»
« Mais non ! Pas du tout !!! »
« Mouaiss ben voyons »
Chers ami(e)s stagiaires qui lisez ces lignes, sachez donc, que pour nous aussi, votre venue est synonyme d’appréhension bien légitime et que le premier jour avant de vous accueillir, on fait aussi des efforts vestimentaires, on espère tomber sur quelqu’un de sympa, souriant, travailleur (enfin pas trop non plus, parce que faudrait pas qu’il nous foute la honte en taffant plus que nous). C’est un peu le speed dating du boulot, parce que bien souvent on découvre le CV de la personne à son arrivée, la sélection des stagiaires étant faite directement par les RH. (Quand ce n’est pas le lendemain, parce qu’on s’est trompé de semaine et que le jour de votre arrivée on a pris plein de rendez-vous et donc, qu’on est pas là et donc, que vous passez la journée à nous attendre vainement, alors que vous auriez pu rester cuver au lit tranquillement, mais ça, ça n’arrive jamais n’est-ce-pas ?).
En bref, on a tout autant que vous le désir de vous plaire, l’espoir que vous vous intégrerez bien et l’utopie de croire que si tout se passe bien, vous intégrerez l’entreprise pour nous filer un coup de main.
Et tout ça pour vous dire quoi ?
Eh bien, que dans mon lot de stagiaires rencontrés au fil des ans, j’en ai rencontré un qui m’a bien fait marrer.
Fils d’une famille industrielle de province, il avait une certaine distinction, une intelligence aiguisée, un charme certain et une assurance posée, bref charismatique jusqu’au bout des ongles. On sentait bien qu’il bossait pour le plaisir et pas par nécessité financière, ce qui lui donnait un détachement affirmé face aux tâches imbéciles et une énergie débordante pour ce qui avait de l’attrait à ses yeux. Evidemment ce n’est pas le genre d’énergumène facile à manager, mais je me suis très vite pris d’affection pour lui.
A titre d’exemple de son détachement, je me souviens, que l’année suivante, un service commercial l’avait repris en stage de fin d’études et lui avait confié un job passionnant : « Créer une base de données de prix pour des études rapides par ratio », présenté comme ça, plutôt bien non ? Bon les annonces de stages sont aussi bien faites que les annonces immobilières ou les profils meetic !!! Dans les faits, il s’agissait, d’aller fouiller dans les archives des chantiers, pour en exhumer les vieux appels d’offres et mouliner tous les chiffres et les rentrer dans un tableau excel à whatmille entrées, créé par un centralien illuminé au peroxyde d’azote.
Autant dire que notre stagiaire, que je nommerai ici L2, car il avait l’élégance de porter le même prénom que moi, avait rapidement fait le tour de la question et passait plus de temps à discuter avec l’archiviste qu’à rentrer des chiffres qu’il ne comprenait pas dans un tableau qu’il ne comprenait pas plus pour un résultat qu’il comprenait tout autant.
Au bout d’un mois de ce traitement, il s’est fait remonter les bretelles tant et si bien, qu’il mit encore plus d’énergie à ne rien faire… Résultat, l’appréciation finale du manager direct fut catastrophique et la prime de stage ne lui aurait permis de financer que quelques cocktails chez Castel, qu’il fréquentait assidument. Je dis « aurait », car il ne prit pas la peine d’aller chercher son chèque, et après qu’il fût relancé par courrier par les RH, il leur répondit laconiquement «Je ne suis pas venu faire l’aumône, je vous laisse mon chèque».
Cependant, l’année précédente, cela avait été une toute autre histoire. Il avait en charge le suivi de la réalisation des salles de bains d’un Hôtel dont je vous ai déjà parlé****. Et plus particulièrement le cloisonnement de ces dites salles de bains. Vu de loin, cela peut paraître anodin voire rébarbatif, mais sachez, chers lecteurs avisés, qu’il y a un enjeu fort à ce que ces cloisons soient bien faites. Placées au millimètre pour que la baignoire, les lavabos et tout le petit bazar qu’on doit y mettre rentre pile poil (et si possible comme sur les plans archi). Scrupuleusement étanches parce qu’on met de l’eau***** partout et qu’à ce régime les fuites sont fréquentes. Solidement renforcées pour que les pans vasques ne s’effondrent pas quand on s’assoit dessus…
« Tu veux dire les toilettes ? En général on s’assoit sur les toilettes pas sur les tablettes des lavabos… »
« Euh… Comment dire ? Eloignez les enfants trente secondes, que je vous explique : Parfois…, dans les hôtels…, quand on est tranquille…, sans enfants…, on fait des choses…, »
« ??? »
« Ben des choses quoi…, et on prend appui sur les plans vasques…, pour être plus près…, »
« ??? »
« Ben des miroirs grossissant pour se faire une bonne cure de nettoyage de peau en toute intimité… »
Bref, sa tâche était cruciale et mon chef avait un petit stress sur l’équerrage des parois autour de la baignoire. Comme tout stress, il lui venait de son enfance, enfin de son enfance professionnelle, au cours de laquelle, il s’était retrouvé avec un lot d’une centaine de baignoire sur les bras qui ne voulaient pas rentrer (les baignoires pas les bras !) dans leurs salles de bains sous prétexte que les murs étaient insuffisamment droits à leur goût !
Et chaque semaine, L2 avait le droit à sa petite litanie préventive sur le sujet :
« Tu devrais te construire un gabarit et t’assurer qu’une fois les cloisons montées, ton gabarit s’insère parfaitement dans le logement »
« mais, on ne va pas avoir… »
« Alors, ce gabarit ? Tu l’as fait ? »
« mais, on ne va pas… »
« J’insiste, la semaine prochaine, je veux voir ce gabarit. Tu sais c’est important »
« mais, on… »
Au bout de quelques semaines, à cours d’argument, L2 finit par se faire construire son gabarit (une simple planche découpée aux dimensions d’une baignoire avec deux trous pour les mains) qu’il exhiba en trophée derrière son bureau.
« Ah super, tu vois, c’est pratique n’est ce pas ? »
« mais… »
Et de semaine en semaine, le gabarit passa de « sous la main près du bureau », à « un peu plus loin parce que ça gène pour ouvrir l’armoire », à « bien caché parce que ça sert à rien ».
Et chaque semaine : « Alors ces autocontrôles de gabarits ? »
« mais… »
On avait essayé, une ou deux fois, d’expliquer que l’on n’aurait pas le même problème puisqu’on ne réalisait qu’une cloison, et que le reste était monté APRES que l’on ait posé la baignoire justement pour que tout soit parfaitement ajusté et bien étanche… Peine perdue, le traumatisme était trop profond et nos explications ne surent l’apaiser.
Le stage tirait à sa fin et l’heure de se faire une bonne fête arriva. En termes de fêtes je dois dire, qu’il était bien meilleur que nous tous réunis et il commença très tôt à faire ses adieux. Apéro avec les ouvriers qu’il avait drivé, puis deuxième apéro avec les archis qui l’avaient supporté, et enfin déjeuner avec l’équipe.
Le grand jeu ! En guise de hors d’œuvre, il nous avait fait un sketch mémorable : Il nous avait tous passé en revue, dressant un portrait vitriolé de chacun de nous avec une justesse et un humour rares. Relevant chacun de nos petits défauts (nos défauts sont toujours « petits » allez savoir pourquoi), mimant nos tics de postures ou de langages, le tout pimenté d’une prévision de nos futurs respectifs dans le plus pur style « Mme Irma ».
Les heures passèrent vite, les bouteilles à la même allure et quand le soleil déclina, il fut temps de regagner les bungalows et de faire les derniers adieux. Arrivé à son bureau, il commença à ramasser ses affaires et tomba sur LE gabarit. Son visage s’illumina et il repartit de plus belle dans un délire improvisé sur les baignoires.
« Alors, vous voyez », entama t’il doctement.
« Pour que la baignoire rentre parfaitement, il faut faire rentrer le gabarit, comme ça, puis comme ça, et des fois comme ça, le plus souvent dans ce sens, rarement comme ça et toujours ainsi ».
Il accompagnait ses explications de manipulations virevoltantes de sa planche. Droite, verticale, de biais, de côté, en crabe, en angle, on a eu le droit à toutes les configurations possible et improbables. Les positions s’enchaînèrent, une espèce de GRS avec planche de 2m de long. (On pourrait proposer cette épreuve aux prochains JO non ? (Ah mais non, mieux, on pourrait créer les Jeux du BTP, avec épreuve de lancer de parpaing, jet de truelle, course en sac de ciment, le marathon de la brouette et GPB – Gymnastique avec Planche Gabarit))
Il nous filait le tournis. Et arriva le moment où, pris dans son élan, il leva la planche au dessus de la tête se trouva emporté par le poids et diminué par les effets de l’alcool, il s’écroula de tout son long la planche en guise de linceul…
Le silence revenu, nous nous inquiétâmes de son état et…,
…il ronflait comme un sonneur, le bougre !
Comme quoi, ce gabarit avait enfin trouvé toute son utilité !!!
* Voir Episode N°2 : Et ça vous fait rire ?
** Voir Episode N° 16 : Les Hyènes portent aussi des Louboutins
*** ROI : Retour sur Investissement – C’est le temps moyen qui permet de mesurer si l’investissement que l’on a fait rapporte de l’argent. J’adore ce concept : Prédire trois ans avant que l’on va gagner 15% de rendement sur un investissement quelconque relève autant du charlatanisme que du bouledecristalisme. Comme d’habitude on fait dire ce qu’on veut aux chiffres, c’est du marketing prédictif génial, qui n’a d’autre but que d’obtenir une validation de budget sur la bases d’hypothèses habilement présentées. Mais ils ont l’avantage certain d’être des chiffres et « les chiffres ne mentent pas », c’est bien connu. Il n’y a que celui qui les présente qui peut parfois se tromper…
**** Voir Episode N° 9 : Haut les cœurs
***** Voir le même épisode : Haut les Coeurs- J’insiste pour que vous le lisiez…
Lyrkhan
Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.
Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.
J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.
Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.
Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.
Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.
L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.
il était temps que je l’écrive.
(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.
(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.
(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.
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