Si vous suivez assidûment mes aventures (ce dont je vous félicite, et pour les autres, il n’est jamais trop tard pour vous rattraper), vous vous souvenez probablement que j’ai participé à la rénovation de la Salle Pleyel.
J’avais précédemment défloré les déboires que nous avions eu avec la coque acoustique*, il est temps aujourd’hui de vous révéler LA vérité.
Ta da !!!!
A la première lecture des préconisations pour les travaux de la salle, je compris bien vite qu’il n’allait pas être facile facile de renforcer la coque acoustique, tout en y faisant passer les réseaux de climatisation hyper-ultra-méga-silencieux, sans modifier ses qualités géométriques intrinsèques ancestrales mais en la modernisant quand même parce que les standards acoustiques ont changé, mais sans qu’elle s’effondre, tout en respectant le délai hyper tendu parce que les places pour l’inauguration ont déjà été vendues !!! Bref, aussi facile de s’y retrouver que dans ce présent paragraphe.
Pour les gaines hyper silencieuses, le problème était facile à régler :
«C’est bon quand je les entends plus ? » avais-je demandé au grand prêtre acousticien.
« Oui, exactement »
« Parfait, comme j’ai une bonne dose d’acouphènes, ça devrait se passer sans soucis ! »
« Euh ?! »
Sujet suivant :
« Pour la forme de la coque ?, c’est pas grave si par ci par là, on fait des trous pour pouvoir passer et qu’après on rebouche tout droit ? Parce que les formes elliptiques c’est pas facile facile à faire en staff et qu’on a pas trop le temps »
« Euh ?!! »
Dernier point :
« Pour le renforcement, comme cela fait déjà quelques années qu’elle tient sans qu’on sache vraiment comment, on va pas s’enquiquiner à faire des calculs, on a qu’à dire qu’elle tient « comme avant » et puis on attend de voir »
« Euh ?!!! »
« Bon, ben je vous remercie pour vos conseils, j’vais aller réfléchir dans mon coin, et puis le premier qui trouve une idée fait signe à l’autre »
La grande différence entre la technique et le management, c’est que même avec beaucoup d’humour, on a beaucoup de mal à résoudre les quadratures du cercle. Je me retrouvais donc seul, devant ma coque qui me contemplait du haut de ses 70 ans et 17 mètres de haut à me demander comment j’allais m’en sortir.
Et une fois de plus c’est une femme qui est venue me sauver (j’ai beau chercher, je ne trouve aucune pirouette spirituelle à ajouter). C’était la fille du staffeur qui, dans les années 90, avait réalisé quelques travaux de rénovation de la coque. Elle avait repris l’entreprise paternelle et se souvenait, émue, qu’enfant, elle venait souvent sur ce chantier voir les travaux. Cette expérience l’avait grandement guidé dans son choix de suivre les pas de son père dans ce métier si peu ouvert aux femmes (enfin, peu ouvert à les laisser travailler et diriger, parce que pour le reste…)
Bref, elle m’avait confié cette anecdote et nous avions beaucoup débattu de technique, de la beauté du geste artisanal du staffeur, des grands chantiers de staff qui se raréfiaient au profit de matériaux plus « vulgaires ».
« Et si ? »
« Oui ? »
« Non, c’est ridicule, laissez tomber »
« Non allez-y, dites-moi »
Non, franchement, soyez sérieux cinq minutes ! Quoi ? Vous croyez que je ne vous entends pas chuchoter ! « Y va encore lui proposer la botte et se prendre un râteau ». C’est pas un peu fini non !!! Non franchement, vous croyez sincèrement que je ne pense qu’à ça ?
Tiens, ben puisque c’est ça, j’vous raconte pas la suite du dialogue… Na !
Réunion de chantier suivante :
« Alors quelqu’un a une idée ? »
« Page 1623 du marché, il est écrit ‘L’entreprise prendra toutes les dispositions nécessaires pour le renforcement de la coque dans le cadre du prix global et forfaitaire’ »
« Oui, merci Ducon, j’t’ai demandé une idée, avec ça j’suis vachement avancé »
« Mais !!! »
« En tant qu’architecte, j’exige que la coque soit blanche et que vous me présentiez des échantillons rapidement »
« Ah bah, bien sûr, sans problème, je connais quelques usines en Espagne**, mais pour le moment j’sais même pas comment la faire ta coque, alors pour la couleur tu fais comme tout le monde, tu m’aides à trouver une idée »
« Mais !!! »
« Pour l’acoustique, vous veillerez bien à ce que la forme originale de la coque soit respectée, parce que sinon je ne garantis pas le résultat »
« Mais bien sûr, t’inquiète, on va juste te la raboter par ci par là, tu verras même pas la différence »
« Mais !!! »
« Et le bureau de contrôle ? Il a une idée l’bureau de contrôle ? Il vient juste pour assister à une pièce de théâtre ou il compte participer un peu ? »
« Mais !!! »
« Ok, j’vois que tout le monde est prêt à m’aider, c’est agréable ! »
« Mais !!!! »
Ce que j’aime dans les réunions***, c’est la richesse des dialogues et la profondeur des idées exprimées. Je n’avais aucune aide à attendre de mes co-galériens de chantier, aussi je m’en retournais auprès de ma staffeuse en quête de réconfort intellectuel. IN-TE-LLEC-TUEL, j’ai dit, eh faudrait voir à penser à autre chose les amis.
« J’en reviens à mon idée de la dernière fois, vous vous souvenez ? »
« Oui, bien sûr, mais vous n’avez rien voulu me dire »
« Eh bien voilà, … »
« …Excellent, je suis partante, je vous fais le devis tout de suite »
Réunion de chantier suivante :
« Mesdames, messieurs, quelqu’un a quelque chose à proposer pour la coque ? »
« Page 2536 du marché, il est aussi écrit que ‘L’entreprise fera sienne toutes les difficultés inhérentes aux découvertes de l’existant’ »
« Tu sais que tu vas finir par passer par la fenêtre toi ! Mais merci quand même de me soutenir »
« M’enfin ! »
« Vous devez faire des échantillons que je puisse choisir le blanc de la salle ! »
« Parce qu’il y a plusieurs blancs donc ?! Depuis Coluche, personne ne me l’avait faite celle-là ! »
« M’enfin ! »
« Nous avons repéré quelques défaillances dans le profil de la coque, il serait bien que vous puissiez les rectifier pour améliorer la sensation d’enveloppement acoustique au 2ème balcon »
« Ben tiens ! Un coup faut rien toucher, puis après il rectifier, faudrait savoir ce que vous voulez mon p’tit bonhomme »
« M’enfin ! »
« Et le bureau de contrôle ? Toujours aussi actif ? Dis donc, le lecteur de marché, il y a pas un chapitre qui traite de ce que le bureau de contrôle doit faire ? Du style ‘Le bureau de contrôle doit, en échange des honoraires exorbitants qu’il palpe, participer un tantinet aux réunions de chantier ?’ ou alors vous avez choisi un sourd muet pour être certain qu’il ne vous contredira pas ? »
« M’enfin ! »
Décidément, mon salut ne passerait pas par eux, il fallait se rendre à l’évidence, seule ma staffeuse pouvait me sauver de ce pétrin, encore fallait il que mon idée ne me coûte pas un bras.
Pour occuper le temps, je me suis dit qu’avec ce que je leur préparais, il fallait bien arrondir les angles et je pouvais bien faire plaisir à l’architecte. On a donc construit un témoin de bout de salle dans le sous-sol. Parquet au sol, plusieurs fauteuils en présentation, les lumières définitives sur des rails et les parois et plafond en staff blanc naturel (RAL**** 9001 pour ceux que cela intéresse). L’idée étant que, quitte à choisir un blanc, autant qu’il soit dans l’ambiance la plus proche de la configuration définitive et que les reflets éventuels du parquet et des fauteuils ainsi que la température de couleur des spots ne le dénaturent pas.
Nous avons donc fait une dizaine d’échantillons sur les murs et plafond avec des blancs différents : « Méribel », « Megève », « Courchevel », « Avoriaz », bref toutes les stations de ski huppées y étaient. J’imagine bien le gars du marketing du fabricant de peinture : « Les gars, j’ai besoin d’un petit financement pour la création du prochain nuancier qui va déchirer grave. Il me faut trois mois pour aller photographier la neige dans toutes les stations de ski !!! »
Pour la petite histoire, c’est Méribel qui a gagné, juste devant Coumayer et Saint Moritz, après trois votes très serrés.
Et quelques jours plus tard, ma chère staffeuse, me transmets le devis. Je le regarde, je regarde la staffeuse, je le re-regarde, et :
« Dites moi vous êtes sûre de vos calculs là ? Parce que franchement, je ne m’attendais pas à ça ! »
« Oui, oui, vous pouvez vérifier je suis sûre de moi »
« Ok » et sous le coup de l’émotion, je l’embrassais chastement.
Réunion Suivante :
«Bon vous êtes bien assis ? Je vous propose de casser la coque complètement, et de la refaire à neuf, en staff, après avoir passé les réseaux de climatisation idoines et renforcé la structure poreuse… »
« … » Silence incrédule.
« Y a une page du marché qui me l’interdit ? Moi j’lai bien lu, j’ai rien trouvé»
« … » Silence médusé.
« Méribel, ça marche aussi sur du staff, donc vous l’aurez votre blanc ! »
« … » Silence dépité
« Et pour le coup on est sûr qu’elle tiendra la coque et vous pourrez rectifier tout ce que vous voulez…»
« Ah merci, ça c’est vraiment une excellente idée »
Eh, mais il n’était donc ni sourd ni muet mon bureau de contrôle favori !
« Acoustiquement, j’aimerais alors qu’elle soit suspendue sur des plots anti-vibratiles, je sais que cela ferait quelques milliers de petits ressorts, mais franchement ça serait idéal »
« Alors les autres quelque choses à dire ? »
« Du moment que vous prenez à votre charge le coût de ces travaux, moi, vous faites bien ce que vous voulez »
« Merci, je n’en attendais pas moins de toi, Mister Gripsou, c’est bon j’te l’offre ta coque neuve et avec les petits plots en prime! »
Et c’est ainsi que nous avons fait une belle coque toute neuve pour cette belle salle. Complètement reconstituée à la main, millimètre par millimètre, ressort par ressort, par des artisans staffeurs galvanisés par la splendeur de la tâche.
Et quand les premières notes de l’orchestre de Paris, rebondirent sur la coque et vinrent envelopper le public conquis par cette nouvelle sonorité, je ne pus m’empêcher de verser une petite larme d’émotion. On avait vraiment fait le bon choix.
Et c’est pour des instants comme ceux-là que je clame haut et fort que le Bâtiment est vraiment le plus beau métier du monde !
* Voir EPISODE N° 17 – Divagation sur les plaies
** Voir EPIDODE N° 5 – Y en a un peu plus j’vous le mets quand même ?
*** Voir EPDISODE N° ?? – J’adooore les réunions (A venir, mais vraiment maintenant je suis obligé de l’écrire rapidement)
**** RAL : Reichsausschuß für Lieferbedingungen – Avouez que ça vous aide non ? Un indice de plus ? C’est de l’allemand et cela signifie littéralement : Comité impérial pour les conditions de livraison. Allez : Forcément, avec ça vous devez trouver !!! Non ! La réponse est : RAL = Système de codification des couleurs développé en 1927 par l’Institut allemand pour l’assurance qualité et le marquage associé. Ce nuancier est utilisé principalement pour les couleurs de peinture. À sa création, il comprenait quarante couleurs codifiées, et en compte aujourd’hui 1687. Le plus souvent, les couleurs sont réparties sur un éventail. (Thanks Wiki…)
Lyrkhan
Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.
Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.
J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.
Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.
Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.
Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.
L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.
il était temps que je l’écrive.
(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.
(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.
(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.
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