Avant qu’une centrale nucléaire ne produise les électrons indispensables à éclairer vos salles de bains, il faut la construire… et… la mettre en service.
La construire peut être long, très long, et l’EPR de Flamanville en est un cuisant exemple.
La mise en service quant à elle, suit un processus inflexible de rigueur et d’étapes clés.
Vous en doutez ?
En deuxième année de l’ESTP, il faut faire un stage « ouvrier », histoire de se familiariser avec les métiers de production. Cela participe à l’idée que l’on dirige mieux les gens quand on a pratiqué leur métier. Ça m’étonnerait que Jean-Marie Messier ait jamais creusé une tranchée pour y poser un tuyau d’eau, mais, cela n’engage que moi.
En attendant de marcher dans les pas de JMM, il fallait bien dégoter ce stage répondant au critère, tout en sauvegardant mon intégrité physique. Vous allez me trouver bégueule, mais je n’envisage aucun bénéfice moral à l’idée de jouer du marteau piqueur sous un soleil de plomb pour une poignée de francs dévalués. Oui, on dit « jouer » du marteau piqueur, évitement stylistique, permettant de ne pas se figurer le caractère inhumain de la tâche au moment où on l’évoque.
Un peu par hasard et beaucoup par piston, j’ai trouvé LE stage qui me convenait : Participer à la mise en service des turbines d’une centrale nucléaire. Changement de monde et changement d’échelle.
Il est difficile de s’imaginer l’ampleur d’un site nucléaire. Pendant la construction, ce sont des dizaines d’hectares, des milliers de personnes qui y travaillent jour et nuit et des centaines d’installations provisoires. Ayant participé, l’année précédente à une modeste opération de ZAC*, je fus stupéfait par le gigantisme du lieu. Comme j’arrivais à la fin de la construction à proprement parler, toutes les installations de génie civil étaient en démontage. Centrale à béton, usine de préfabrication ou cantines inter-entreprises repartaient vers d’autres sites dans une atmosphère pré-apocalyptique.
Avant d’arriver dans le sacro-saint, il faut montrer patte-blanche, carte d’identité au poste de garde et visite médicale au poste de secours. Histoire de vérifier AVANT que l’on n’est ni malade, ni de Green-Peace !!!
D’ailleurs, cette visite m’a appris, qu’à l’époque, j’avais une hyperacousie dans les aigus. Je vous rassure, quelques concerts d’AC/DC ont rapidement corrigé cette malformation, certainement héritée de l’intolérance à Chantal Goya et Maya l’abeille dont ma sœur se(me) gavait.
Les formalités administratives réglées, on me conduisit dans les algecos de l’équipe de mise en service. J’avais l’impression, d’être une espèce de Capitaine Blake, découvrant, ahuri et admiratif, les installations qu’un Professeur Mortimer venait de créer. Nous étions deux stagiaires, un Centralien (sans jeu de mots) m’accompagnerait dans les lourdes tâches qui allaient nous incomber. Les présentations furent rapides, nous serions 6 à mettre les turbines en route.
Un informaticien, qui s’occupait de surveiller toutes les télémesures.
Deux mécaniciens, qui étaient là «au cas où » quelque chose se passe mal et qu’il faille intervenir sur la bête.
Et donc ce stagiaire centralien et votre humble (mouais faut le dire vite) serviteur.
Cette équipe de choc était dirigée par une femme assez jeune (Alors là, je vous préviens immédiatement, il ne s’est strictement, mais alors strictement rien passé entre nous. Je préfère mettre les choses au clair tout de suite, cela évitera que vous ayez des pensées parasites pendant la lecture de cet épisode. Si je précise que c’était une femme et qu’elle était jeune, c’est pour que vous compreniez à demi-mots que c’était singulier dans ce monde de l’électromécanique. Enfin suffisamment singulier pour que je m’y attarde. Mais comme apparemment, les subtilités vous échappent, j’y vais avec mes gros sabots…)
Et ma première mission, si je l’acceptais, était d’aller relever le niveau de pression de la bâche R325-4…
« Moui, moui, moui,…. La bâche R325-4… Et ? Comment dire ? On la trouve où cette bâche ? »
« Très simple, tu vois la grande armoire à plans, là, derrière toi ? »
Je me retourne pour découvrir un mur entier d’armoires débordant de plans… Une bande de fous avaient dû la remplir à la pelle et fermer les portes dessus avant qu’elle n’explose.
« Voilà, tous les plans sont là, ici », ajoute-t-elle en me montrant une liste de plusieurs pages, « il y a toutes les nomenclatures des plans, tout est là, tu n’as plus qu’à »
« Merci… Je m’y mets tout de suite »
Alors là pour m’y mettre, je m’y suis mis… TROIS jours ça m’a pris avant de trouver ce putain de manomètre. Pire qu’un jeu vidéo. Ah ben rigolez tiens, j’aurais bien voulu vous y voir ! Bon d’abord il a fallu que je trouve le courage de demander ce que c’était qu’une « bâche », parce qu’à part celle que mon grand-père mettait sur sa moto pour la protéger de la poussière, je ne voyais pas d’autre signification. Et je ne voyais pas ce qu’un bout de toile cirée pouvait bien faire dans le processus de fabrication de l’électricité, qu’elle fût nucléaire ou non.
Donc, « une bâche est une cuve de rétention d’eau », ben voilà fallait le dire, ça serait pas plus simple d’appeler les choses par leur nom de tous les jours, non ?
Et je pars donc fouiller dans la nomenclature, je finis par trouver la référence, le plan associé que j’ouvre pensant avoir fait le plus dur de ma tâche…
Argghhhh, le plan est absolument illisible… Non pas qu’il soit effacé, mais c’est un embrouillamini de traits dans tous les sens… Une représentation d’un plat de spaghettis (bolognaise ou carbonara je vous laisse choisir, même si j’ai une préférence personnelle pour les carbo…) renversé sur la table. Et comment j’la retrouve moi cette bâche de merde cachée sous une avalanche de nouilles ?
« Eh les gars, faudrait voir à s’moderniser un peu là, le style rococo c’était marrant au début du siècle ! On est à quelques années du XXIème siècle, donc les traits vous m’les faites droits. On est dans de la technique là, on s’fout qu’ça soit beau, faut qu’çà soit pratique ! Et puis n’allez pas croire qu’un Picasso de la turbine vous repère et décide de publier vos œuvres, non ! Allez, on redescend sur terre et on m’aligne tout bien droit ! »
Après quelques heures de spéléo-nouillistique je parviens à repérer où devait se trouver cette crénom de bâche : Go ! Maintenant avec mon sens de l’orientation légendaire, aller relever cette pression de bâche devrait s’avérer une promenade. C’était dans le bâtiment B, section 3 sous les turbines, simple. Je trouve le bâtiment, entre en présentant mon super badge stagiaire et la porte se referme derrière moi : « Ah Ah Ah Ah Ah… » Comme le rire fou et caverneux de Fantômas, enfermant Astérix dans les pyramides en s’enfuyant avec les plans du X21 ! Je lève la tête et je me retrouve devant les tripes d’une machinerie géante. A perte de vue, des tuyaux, des câbles, des binious à roulette, des escartigues à marmelasse, des ressorts gros comme mes cuisses, bref, des milliards de trucs enchevêtrés avec des plateformes et des escaliers métalliques dans tous les sens pour accéder à toutes ces petites merveilles.
« Eh les gars, désolé, j’retire c’que j’dis, pour les plans vous avez fait au mieux avec tout ce bordel. Je dis respect, chapeau bas, révérence même. MAIS AMENEZ MOI L’ARCHITECTE… que j’lui explique qu’il a le droit de faire un minimum d’effort pour ranger son souk. Quoi c’est pas facile ?! J’t’en foutrais des ‘pas facile’, tu crois qu’ils se sont marré les mecs qui ont construit tes délires de circonvolutions ? T’avais bu ? J’vois qu’ça ! Mais tu sais, quand on se trompe, on a le droit de le dire… On râle un peu sur le coup et puis on passe à autre chose. Mais non ! MÔssier, i’s’tape un délire de gribouille sous acide et après il refuse d’admettre qu’il a dessiné n’importe quoi. Quoi c’est pas grave ! C’est pas grave, faut l’dire vite, parce qu’après qui va faire le ménage là-dedans ? Hein j’te l’demande gros malin ! J’arrête de discuter, de toute façon maintenant que le mal est fait, on fait avec, mais franchement admets que t’aurais pu faire un effort, et puis c’est tout ! »
Je suis revenu brandissant bien haut mon papier avec la pression de ma bâche. J’avais passé l’épreuve, je pouvais désormais faire partie de l’équipe, ma vraie mission allait enfin vraiment commencer…
RELEVER la pression des coussinets d’arbres… Et ce, chaque matin, avant 7h, pour transmettre les données aux responsables d’EDF avant qu’ils n’entament leurs propres process d’essais.
En effet, vous imaginez bien qu’un tel monstre mécanique ne se met pas en route en appuyant sur un bouton, comme on démarre son ordinateur. Il faut d’abord mettre quelques barres d’uranium dans la piscine pour faire chauffer de l’eau (celui qui a dit « pour le thé ? » sort immédiatement !), qui produit de la vapeur qui, mise sous pression, fait tourner les turbines. Les turbines entrainent un alternateur (c’est comme la dynamo de votre vélo, quand on fait tourner) qui produit de l’électricité. Cette électricité est conduite par des câbles à très haute tension jusqu’à des postes de transformation qui délivrent du 220V jusqu’à votre salle de bain pour que vous puissiez écouter Europe 1 en vous rasant le matin (vous préférez Rire et Chanson et vous vous épilez ? Rassurez-vous c’est exactement la même chose).
Et vous me direz, « c’est quoi les coussinets d’arbre ? ». Ce à quoi, je répondrais : « Je veux bien faire un blog d’anecdotes professionnelles, mais je voudrais éviter de tomber dans le téchni-chiant ». D’autant que le fait que la pression soit à relever sur des coussinets d’arbres n’a rien d’intéressant en soi, c’est le fait d’aller faire ces relevés qui s’avèrera intéressant dans l’histoire.
« Ouais, ben alors, ne nous abreuve pas de détails, va droit au but, au lieu de tourner autour du pot !!! »
« Ho, … si vous le prenez comme ça ! »
J’ai donc fait des relevés, le stage était très intéressant et je me suis bien amusé.
FIN
« Ben il n’y a rien de drôle ! »
«Ben, faut savoir, vous me laissez continuer à ma guise, où vous m’interrompez toutes les trente secondes ? »
Alors, j’y vais, merci.
Avec mon co-stagiaire, nous devions donc, chaque matin, aller faire quelques relevés de pressions sur certains organes des turbines, ces pressions permettaient de s’assurer qu’il n’y avait pas de fuite sur le réseau de graissage des pièces rotatives vitales. (les fameux coussinets…). Ce n’est pas que la mission était périlleuse, mais elle nécessitait une certaine souplesse, car ces manos étaient placés dans des endroits assez inaccessibles. Il fallait enjamber des gaines, passer sous des chemins de câbles, ramper sous un caillebottis… Je crois que cela a inspiré le créateur de Fort Boyard mais je ne suis pas certain, certain.
« Mens sana in corpore sano », nous nous acquittions de notre tâche avec zèle et application. (D’autant, que le reste de la journée, nous n’avions d’autre occupation que d’être d’astreinte, pendant que les autres faisaient leurs essais. Astreinte de quoi ? Astreinte d’intervention urgente au cas où une turbine déraillerait… Bon ok, en même temps, je ne vois pas bien ce qu’on aurait pu faire, pour remettre sur les rails une turbine de 1.500 Tonnes, 20 mètres de diamètre tournant comme une machine à laver en plein essorage…)
Et pendant ce temps, nous avions constaté qu’un préposé d’EDF, faisait les mêmes relevés que nous sensiblement au même moment. A la petite différence, que lui, se contentait de rester sur le plancher principal à 20 bons mètres du mano. Certes il évitait de s’arracher la peau du dos avec les tiges filetées dépassant des chemins de câbles, mais on doutait qu’il relève quoi que ce soit de bien sérieux.
Passablement farceur, mon acolyte me suggère de lui faire une petite blague. Le type de manomètre mis en place, ne varie que s’il y a de forts changements de pression, et une petite molette permet de le réinitialiser. L’aiguille se remet à zéro et ne bouge donc que si la pression change. (je répète l’explication ou vous avez compris ? Parce que ce coup-ci c’est important ce petit détail technique.)
Donc nous faisons nos mesures et remettons les compteurs à zéro au fur et à mesure. Du coin de l’œil on surveille notre « papier carbone EDF », et on le voit noter avec le même flegme sans montrer le moindre signe de surprise ou d’affolement.
Quelques peu déçus, nous retournons dans nos quartiers, attendre la fin des essais, affalés dans nos fauteuils.
Au bout de 48 heures, la chef des essais, vient nous voir avec un air mi-en-colère, mi-amusée.
« Vous êtes sûrs d’avoir fait les bons relevés avant-hier ? »
« Oh oui, chef », répondîmes-nous en cœur
« Et pourquoi suis-je convoquée par le chef de centrale pour une cellule de crise sur les risque avérés de casse sur les turbines ? »
« Euh… On a bien une petite idée, vous voulez notre avis technique ? »
« Non, votre avis de saboteurs me suffira amplement… !!! », conclue-t-elle en se marrant.
Il avait fallu 48 heures pour que notre moine copiste transmette sa page pleine de « 0 » à son chef et que ces résultats aberrants fassent le tour des services pour finir sur le bureau du Directeur de Centrale et qu’il s’en inquiète…
Moi je dis, vive les contrôles, vive EDF et vive le Nucléaire…
Allez ! Dépêchez-vous de prendre vos douches, il vous reste peut être encore 48 heures avant que la prochaine centrale n’explose !!!
* Voir EPISODE N° 2 : Et ca vous fait rire ?
Lyrkhan
Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.
Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.
J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.
Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.
Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.
Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.
L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.
il était temps que je l’écrive.
(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.
(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.
(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.
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