« Eh dis-donc, Lyrkhan, j’ai l’impression que tu as une légère tendance à toujours te donner le beau rôle dans tes chroniques, et tes chantiers se passent étonnement bien, c’est louche tout ça ! »
Vous doutez de ma sincérité ? Vous voulez du chantier qui foire ? Des situations poisseuses dans lesquelles je me serais fourré ? Bande de vautours affamés… J’ai beau chercher, aucune histoire ne me vient…
Ah, mais si, bien sûr !!!
1990 : Fleury Mérogis.
Non, ce n’est pas le titre d’une chanson de Lavilliers, c’est le premier chantier sur lequel j’ai reçu une fiche de paie avec la mention : « Ingénieur Travaux ». C’est moins sensationnel qu’une fiche anthropométrique mais cela marque tout autant.
Je faisais quoi à Fleury ? Coincé entre l’usine Coca-Cola et la prison, je participais à la construction d’un site pour McDo. (Et si avec toutes ces marques citées, je n’ai pas un Happy Meal gratuit, je me remets au blog de macramé)
Par site, j’entends un centre de distribution duquel partent, chaque matin, des dizaines de camions qui vont livrer les restaurants (Mc Do, allez au moins un Big Mac, soyez pas radin !), et une boulangerie qui fabrique environ un million de petits pains par jour.
Il s’agissait d’une première en France pour le concurrent de Quick (puisqu’ils ne veulent rien donner, j’essaie avec une autre marque), et le concept était de fabriquer exactement la même usine qu’à Philadelphie. Quoi ? Vous ne connaissez pas l’usine Mc Do à Philadelphie ?! Eh bien, moi non plus. Et après coup, je me dis que, finalement, j’aurais peut-être dû m’y intéresser de plus près.
Rien de très particulier, si ce n’est que le management de projet avait été confié à un franco-brésilien qui après trente ans de direction de plateforme off-shore s’était reconverti au BTP. Bon, ce n’est pas plus idiot que la reconversion Yannick Noah en chanteur. Remarquez, il y a une similitude, au début on trouve ça marrant et puis rapidement, on aurait préféré qu’il ne quitte pas son premier métier. Sauf France Telecom, ils ont adoré (pas Noah, notre franco-brésilien). Pourquoi ? Eh bien, parce que notre project manager, qui n’y connaissait donc rien au bâtiment et qui ne nous faisait pas confiance, passait des heures entières au téléphone avec le Head Office à Miami : résultat environ 40.000 F par mois de téléphone, évidemment à notre charge.
Dans les petits trucs marrants aussi, il y a eu le dallage de la boulangerie. Il est en béton, teinté dans la masse, couleur Jaune Mc Do. Comme c’était le seul choix esthétique de ce projet, et que l’on ne rigole pas avec les couleurs, c’est un des grands dirigeants qui a validé l’échantillon après environ cinquante essais infructueux. Et tout ça évidemment par aller et retour de petits paquets acheminés par DHL entre Paris et Miami (je tairai le prix, vous allez finir par croire que je ne pense qu’à ça).
Au final, on se met d’accord sur le coloris et Ronald nous fait savoir qu’il compte venir en France pour le 4 Juillet et qu’il sera en visite sur le chantier le 14 de ce même mois et qu’il exige que nous l’attendions pour le premier coulage du dallage jaune frite huileuse.
« Pas de problème Ronald, on vous accueillera le 15 au matin »
« Ben non, je vous ai dit le 14 »
« Le 14 c’est National Day en France, tout est fermé »
« And so ? Vous avez signé un contrat américain, donc si je vous demande de travailler le 14, vous vous démerdez, vous travaillez le 14 »
« F…ck !!! »
Et donc, on a travaillé le 14 Juillet, en faisant ouvrir spécialement une centrale à béton, et tout le toutim !!!
Ca y est ? Vous êtes contents ? Vous en avez du chantier pourri ?
Encore ?
Allez, profitez, je suis dans un bon jour, en vrac :
J’ai appris à mes dépends que de marcher dans la boue avec des bottes trop grandes finit toujours mal. La botte reste engluée au fond d’un regard glaiseux et vous faites les cinq cents mètres qui vous séparent des bungalows à cloche pied sous le regard hilare des ouvriers chantant « La gadoue, la gadoue, la gadoue… »
J’ai aussi appris à l’occasion du drapeau*, que j’avais le vertige. Pratique non ?
Ca y est, rassasiés ? Non ? Alors du Paris Match, le poids des mots, le choc des photos :
Mes premières confrontations aux accidents du travail aussi. Un gars qui a essayé d’arrêter un ascenseur avec les mains. Un autre qui a voulu retenir une poutre de 2 tonnes avec le pied. Et un chapiste qui a évité une chute d’hélicoptère** de près de 20 mètres et qu’on a retrouvé suspendu par les bretelles à son engin, lui-même emberlificoté aux armatures de la dalle qui venait de s’effondrer sous ses pieds.
Et…
« Mais ! Arrête, c’est dégueu !!!»
…Ok, j’arrête.
Et bouquet final… Le centre de distribution ouvre enfin ses portes et les premiers camions arrivent. Un centre de distribution est une énorme plateforme logistique où les fournisseurs apportent leurs marchandises par types (3 T de salades, 20 T de steak, 100.000 sachets de ketchup…) et des petites fourmis font des colis qui repartent dans des petits camions et sont distribués à chaque restaurant quotidiennement. A titre d’exemple, le site de Mc Do c’est une trentaine de quais alignés
Les premiers camions arrivent donc, et les chauffeurs se plaignent que les quais de livraison sont « un peu juste » en largeur.
« Oui, vous dites ça parce que c’est neuf, vous vous y ferez et vous verrez ça se détend en le portant » (ah non, ça c’est le coup de la vendeuse de fringue qui vous fourgue sournoisement un 36 quand vous faites du 42).
Evidemment, les quais en béton ne s’élargissent pas, et le jour un camion frigorifique a arraché ses deux portes en reculant, il a bien fallu se rendre à l’évidence : les quais n’étaient pas au gabarit et donc que le centre de distribution était impropre à sa destination…
C’est étrange comme dans ces moments là, tout le monde perd son humour et cherche qui est le con qui a fait les plans des quais… Et comme à la belote, celui qui demande « c’est à qui de faire ? », est en général le « con qui demande… » En l’occurrence, les plans des quais…c’était moi ! (Le lampadaiiire… c’étaiiit moooii, ça vous dit quelque chose ?)
Cela ne vous rappelle pas une histoire récente ? Des quais trop petits pour laisser passer des trains tous neufs ? Des trains Canadiens en plus, pourquoi pas de la choucroute mexicaine ou du cassoulet indonésien… Je vous propose de lire ce merveilleux article, qu’une fidèle lectrice m’a suggéré : Article
J’adore ce genre de situation (enfin je l’adore après, quand on peut prendre du recul, parce que pendant, c’est une autre paire de manches) : On retrouve tous les protagonistes classiques : les « c’est pas moi, j’étais même pas là ce jour-là », les « J’vous avais bien prévenu qu’un stagiaire avait pas le droit de prendre de telles responsabilités », les « c’est la faute des amerloques, leurs camions ils sont plus grands donc c’est normal », les « Ne vous inquiétez pas M. Le Client, c’était prévu et budgété », les « t’inquiète pas mon vieux, ça m’est arrivé en 1962, le chômage c’est pas si grave ! »
Oh, je vous vois vous marrer bande d’ingrats, mais je peux vous dire que je n’en menais pas large et que je faisais rapidement la liste des métiers qui voudraient bien de moi (Finalement, balayeur, c’était peut-être visionnaire***)
Par acquis de conscience, je me rue sur les plans et vérifie les côtes par rapport aux plans marché, et…, et… (zorro est arrivé, é, é… ) rien du tout. Les côtes correspondent, avec même 2 cm de mieux.
Je file sur place (à cloche pied parce que je n’avais toujours pas retrouvé ma botte) et reprends dix fois toutes les mesures, et et (sans s’presser, er, er)… les quais étaient conformes aux plans.
Donc l’erreur était bonne… Mais alors comment se fait-ce donc ?
Ronald n’allait pas se contenter de ça, il fallait comprendre…
Et donc on passe quelques jours à révérifier les plans archi, nos plans d’exécution, et le gabarit des 30 quais… Décidemment tout est bon, ce sont les camions qui se sont élargis… Hein? Non plus ?
Revient me titiller, l’ineptie de la largeur des camions américains plus larges… C’est vrai, comment se fait-il que, si les plans étaient ceux de Philadelphie, les quais ne soient pas aux dimensions des « Trucks » et donc largement suffisants pour nos semis franchouillards ? Hein j’vous l’demande…
Ronald demande alors à son ingénieur américain de vérifier nos plans. Trente secondes après, il nous les renvoie en râlant parce qu’ils sont côtés en système métrique et que lui il ne comprend que les pieds et pouces.
Et là, tout s’éclaire, nos amis américains qui prônaient déjà la mondialisation avaient envoyé leurs plans du site de Philadelphie à un bureau d’études Danois qui avait fait la conversion des pieds et pouces en mètres. Sauf que ça fait plein de chiffres après la virgule, et qu’il faut arrondir. Et que l’erreur d’arrondi une fois c’est normalement insignifiant, mais l’erreur cumulée trente fois ça finit par se voir !!!
Allez, Ronald, après une telle déconvenue, je t’en veux pas de nous avoir fait bosser un 14 Juillet…
* Drapeau : Tradition du BTP – A l’occasion de la fin du gros œuvre, on plante un drapeau au point le plus haut. Comme Edmund Hillary gravissant l’Everest, l’honneur est laissé au plus jeune d’aller crapahuter dans des endroits improbables. J’ai dit bizutage ? Vous aurez mal entendu !
** Hélicoptère : Depuis le Paris-Dakar et Drop Zone, désormais tout le monde sait qu’un hélicoptère est dangereux. Dans le BTP, un hélicoptère est une espèce de truelle géante, à quatre pales rotatives qui lisse le béton frais pour qu’il soit lisse et aplani.
*** Voir Episode n° 1 : La genèse.
Lyrkhan
Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.
Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.
J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.
Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.
Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.
Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.
L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.
il était temps que je l’écrive.
(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.
(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.
(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.
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