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EPISODE N° 21 : Les charmes de la Loire

LyrkhanOn me demande souvent si j’ai fait des chantiers à l’étranger. L’occasion, et à vrai dire, l’envie ne se sont jamais présentées.

Je suis finalement assez casanier et bien que l’idée du dépaysement soit attrayante je n’ai jamais franchi le pas.

Enfin si, une fois, pas très loin, mais très dépaysant…

Les années 90 ont été marquées par une crise du bâtiment, liée à l’explosion de la bulle spéculative sur l’immobilier. (J’ai bien dit 90 pas 2006)

Et cette histoire est pleine de bulles et de crise.

Qui dit crise, dit : moins d’activité et des chantiers compliqués, perdant de l’argent parce que mal traités, des sous-traitants en colère parce qu’on les saigne un peu plus, et des clients cyniques qui profitent de la conjoncture pour enfoncer le clou.

Cyniques et fauchés, parce qu’ils construisent des bâtiments qui ne servent à rien, qu’ils n’arrivent pas à louer ou à revendre et donc cela les met sous pression des fonds d’investissements américains (en 90, ils n’étaient pas encore Qatari…).

Et dans cette spirale en forme de papier tue-mouche tout gluant, les requins et les hyènes continuent leur travail de prédation et font fuir les quelques moutons innocents trop faibles pour résister. Sauf que le prédateur, prédate et ne réfléchit donc pas aux conséquences de ses actes. En effet, quand tous les moutons sont partis, il faut que quelques hyènes, se mettent à concrètement bosser et là… Eh bien, on redécouvre les vertus des moutons, et on se met très très vite à protéger l’espèce en voie de disparition.

Tout ça pour vous dire quoi au fait ? Ah oui,… eh bien dans ces moments de crise, les rangs des conducteurs de travaux(1) s’éclaircissent à vitesse grand V et les rares spécimens survivants se retrouvent à faire le boulot le plus urgent (ou le moins digne des prédateurs, je vous laisse choisir, en tout cas, pour ceux qui restent, il y a plein de boulot)

Mon travail urgent du moment m’a été proposé par mon chef de l’époque, toujours clope aux lèvres :

« Ca te dit de voyager un peu ? »

« Ma foi oui, où ? »

« Tours »

« Hmmmm quel voyage !!! Il faut un visa ? des vaccins ? j’aurais le droit à des cours de langue particuliers ? (j’ai toujours apprécié les langues, et en découvrir une nouvelle est très stimulant) »

« Ah ah, T’as fini de faire ton malin et t’écoutes un peu s’il te plaît ! »

« D’accord chef, oui chef, bien chef. »

Petit regard de dépit, avec haussement des yeux vers le ciel de mon chef vénéré de l’époque avant de poursuivre :

« Notre filiale de Tours est embourbée dans un chantier de maison de retraite, et ils cherchent un conducteur de travaux, et on a pensé à toi »

Là, vous avez beau vous retourner, vous êtes bien le seul à qui cette annonce fantastique peut s’adresser.

Le temps d’apprécier les sentiments contradictoires qui vous assaillent, entre la fierté du « on a pensé à toi » (alors que pour les augmentations ils avaient oublié de penser à toi), la déception du chantier « maison de retraite » (ce n’est pas que je n’aime pas les vieux, mais la maison de retraite, c’est vraiment le programme le plus rébarbatif (niveau HLM en prestations, niveau Hôpital en technique mais sans les salles glorieuses comme les blocs opératoires (il y a quand même la morgue !)))

Ah non… Ne me dites pas encore que vous êtes en train de chercher un double sens au coup de la langue… Vraiment, vous êtes incorrigibles. Revenez avec moi s’il vous plait ! Sinon je recommence depuis le début.

« J’ai le choix ? »

« A vrai dire pas vraiment, tu connais le contexte actuel, ce n’est que pour un mois le temps qu’ils recrutent un conducteur sur place »

Au moins, ça aide à faire le tri des sentiments, et ne garder que le « on a pensé à toi »

Et donc, je suis parti faire un chantier de maison de retraite à Tours.

Pour un mois, je n’allais pas quitter mon sublime loft parisien, et il a donc été décidé que je logerai à l’hôtel.

L’assistante me trouve un hôtel charmant dans le cœur du vieux Tours non loin de la place Plumereau festive et animée par les nombreux étudiants Tourangeaux.

Et le soir je pouvais oublier les vicissitudes du chantier. Un peu comme Obélix qui fait repousser les chênes arrachés la nuit par les esclaves du domaine des Dieux. Les glands magiques tourangeaux étaient plutôt tourangelles et étudiantes en pharmacie.

Je vous entends déjà : Mais de quelles vicissitudes est-il donc question ?

Premièrement, on ne peut pas dire que l’arrivée du Parigot ait soulevé un enthousiasme débordant chez les sous-traitants. D’autant que les habitudes provinciales sont plutôt au corps d’état séparé(2) qu’à l’entreprise générale(3). Les entreprises ont donc l’habitude de laver leur linge sale en famille, sans témoin inopportun.

Ensuite, le chantier était vraiment mal barré, très en retard, aucune décision client (évidemment, il lavait son linge sale il n’avait pas le temps de décider), et des gros soucis de lots techniques.

Un exemple ? Tiens, la détection incendie, c’est important ça, la détection incendie dans une maison de retraite, non ? Des bidules qui permettent de détecter rapidement un départ de feu et qui automatiquement déclenchent le signal d’alarme et le désenfumage, cela paraît assez utile, n’est-ce pas ? Ah vous êtes d’accord avec moi, ça me rassure, parce que certains devaient penser que, non finalement on s’en fout un peu, c’est pas grave, il y a des infirmières qui crieront « au feu, au feu !!! » dans les couloirs, tout en ouvrant les fenêtres pour que la fumée s’échappe et sans oublier d’étouffer le brasier naissant à l’aide de leurs blouses arrachées dans un geste sacrificiel pour sauver Mme Michu du troisième qui peut pas marcher toute seule.

Lors de mon premier tour de chantier je pose naïvement la question :

« C’est intéressant, vous avez trouvé des têtes de détection incendie invisibles ou cachées ? »

« Ben non, il n’y en a pas, t’es bien un parisien toi ! »

« Je ne vois pas le rapport, je croyais que la réglementation incendie était nationale, mais j’ai du me tromper, excusez-moi »

Et première visite des pompiers :

« Bande de nuls, vous avez oublié l’installation incendie ? »

« Ben non, le parigot y nous a dit de pas en mettre »

« Ah ben vous êtes pas prêts de l’ouvrir votre maison de retraite !!! »

Et donc on a mis de la détection incendie, et mon mois de mission s’est converti en deux,…

…au fait vous auriez pas oublié le groupe électrogène ? trois mois…

…mais les cloisons entre les chambres, elles sont pas censées être coupe-feu ? un an…

…et ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.

Et à chaque prolongation de peine mission, l’assistante prolongeait mon séjour à l’hôtel, si bien que nous finîmes par sympathiser avec le tenancier de l’hôtel.

D’autant que mes sorties nocturnes avaient réussi à me mettre sur la paille alors qu’aucune étudiante n’avait accepté de m’y accompagner (sur la paille), et donc je finis par prendre tous mes repas à l’hôtel, ce qui me permettait de me faire rembourser par la boîte (oui ça s’appelle de l’abus de bien social, mais on peut considérer qu’il y prescription, et si jamais je me faisais choper suite à la publication de cet article, j’espère que vous viendrez m’apporter des oranges).

J’étais à peu près le seul client, à part une souris (l’animal bien sûr) qui venait roder dans ma chambre presque tous les soirs.

Bien que surprenant, je ne dénonçais pas immédiatement ce passager clandestin, parce que finalement cette présence était amusante. Chaque soir, la petite bête prenait plus d’assurance et je mesurais sa progression un peu comme on joue à 1,2,3 soleil. L’armoire, les chaussures, le fauteuil, le bureau…

Le patron de l’hôtel progressait également, un portugais de la première génération migratoire, échappé du bâtiment pour créer son hôtel il y a plus de vingt ans. Chaque soir, il prenait cinq minutes pour discuter, m’offrir un porto, me demandait si un plat me plairait…

Un soir, il fallut que je me lève et claque des mains pour effrayer suffisamment la souris et la faire déguerpir. Dès le lendemain, je m’en émus auprès de mon hôte lusitanien, qui me répondit tout de go qu’il s’occuperait du sujet rapidement.

Et je pus m’occuper pleinement de mon chantier qui ne tarissait pas de surprises en tous genres :

« Et pourquoi le lino du couloir du 3ème étage est vert alors que tous les autres sont bleus ? »

« Ben il n’y avait plus que ça, alors on a posé celui-là »

« Et l’archi, il en pense quoi ? »,

« T’inquiète le parigot, on a géré ça sans toi »

« … » Il est des moments où il faut savoir ravaler son amour propre et la fermer, si on veut garder son intégrité physique et mentale.

Petite déprime passagère, que je comptais bien faire passer en retournant voir si Place « Plume » des étudiantes seraient enfin sensibles à mon charme sans que cela me coûte un bras en gin-fizz (oui le mojito des années 90 était le gin-fizz ou le malibu). Evidemment, échec total. L’association déprime, pas un sous et urgence sentimentale fait fuir toute nana normalement constituée, et même aucune « pas normalement constituée » ne tomba pas dans le panneau.

Comme le dit si élégamment Jacques Brel, je regagnai mon hôtel « la bite sous le bras ». Passant devant l’accueil, l’hôtelier s’enquit de ma forme d’un simple « ça va ? » auquel je dus répondre un truc du style « on a fait mieux » qui fut suivi d’un « on va s’occuper de ça » auquel je ne fis pas attention. Dans ma chambre, je cherchais du regard ma souris, qui ne vint pas et cette défection finit de m’achever et je décidais d’aller laver tous ces affronts sous une douche brûlante.

Sortant de la douche, simplement vêtu d’une serviette ceignant élégamment ma taille (oui si je ne me complimente pas sur mon physique personne ne le fera, alors j’en profite dès que je peux), et au moment de me glisser sous les draps, j’entendis la porte s’ouvrir et mon hôtelier se glisser dans la chambre en me disant :

« Alors vous voulez que je m’occupe de la petite bête ? »

« Non merci, je ne l’ai pas vu ce soir, elle a du partir »

« Allons, allons, je ne parle pas de cette petite bête là ! » répondit-il en tendant la main vers ma serviette dans un geste sans aucune équivoque quant à ses intentions libidineuses.

« Mais, voyons, non ! Vous n’êtes pas du tout mon style…. »

Et nous nous séparâmes, jamais je ne sus ce qu’il advint de la souris…


(1) Conducteur de travaux : Contrairement à la terminologie trompeuse, un conducteur de travaux ne conduit ni engin, ni grue, ni pelleteuse. Il est censé conduire le chantier, c’est-à-dire diriger les ouvriers qui y travaillent, donner les ordres, établir les plannings, les faire respecter, gérer les aspects financiers des sous-traitants et du client, bref il est le patron d’une petite entreprise. Je dis bien « censé », parce que dans les faits il est aussi maître de son destin, qu’une chemise dans un tambour de machine à laver en mode essorage.

(2) Corps d’Etat Séparés : C’est le mode ancestral de fonctionnement des chantiers. L’architecte (appelé dans ce cas le maître d’œuvre) désigne les différentes entreprises qui vont intervenir sur site et conduit les travaux (1)

(3) Entreprise Générale : C’est comme en corps d’état séparés(2), sauf que le rôle de l’architecte est rempli par une entreprise (d’où entreprise générale) dont les ingénieurs conduisent les travaux (1)

(4) C’est énervant n’est-ce pas ces renvois croisés successifs !!!

Catégories :BTP Métier

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Lyrkhan

Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.

Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.

J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.

Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.

Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.

Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.

L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.

il était temps que je l’écrive.

(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.

(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.

(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.

2 réponses

  1. MDRRRR !!!! Entre les petites souris squatteuses et les gros rats libidineux j’espère que cet hôtel n’était pas classé au Michelin …..
    Les mythes ( pas les mites ) tombent …. je croyais qu’un chef de chantier de classe national était logé au moins dans un ***** !

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  2. MDRRRR !!!!! Entre les petites souris sqatteuses et un gros rat libidineux j’espère que cet hôtel n’était pas classé au Michelin …..
    Un mythe tombe ( pas une mite … ) je pensais qu’un chef de chantier de renommée nationale était logé au moins dans un *****

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