Ou l’art de vous vendre du « 36 – Oh qu’est-ce qu’il vous va bien » quand vous faites un petit « 42 – Ah ?! Vous êtes sure ? » !!! (Si ça vous fait trop de chiffres d’un coup vous me le dites, hein ?)
Quand la situation l’exige il faut savoir faire preuve de persuasion en toute circonstance. On pourrait croire que cet adage ne s’appliquerait qu’aux vendeurs de fringues, aux garagistes ou aux assureurs, mais que nenni ! Je dois bien avouer que, parfois, il faut une certaine dose d’imagination pour faire avaler à notre client chéri des trucs pas – comment dirais-je ? – parfait, parfait.
Allez ! Ca y est ! J’en entends déjà ceux qui s’offusquent, mais non, on ne vend pas un truc boiteux, mais il peut arriver qu’au moment de la livraison, quelques peaufinages sont encore nécessaires pour que le bâtiment soit totalement opérationnel. Je ne parle pas de vices cachés ou de malfaçons que l’on met sous le tapis espérant que personne ne s’en rendra compte avant que l’on quitte le chantier.
Je parle de petites bricoles dont le client se rend compte au moment de la réception. Des défauts pas impossibles à réparer mais que l’on devine bien pénibles parce qu’il faudra faire intervenir plusieurs fournisseurs différents, et que probablement il y en aura bien un dans le tas qui demandera des sous et qu’on ne sait pas bien comment on pourrait lui refuser, vu que c’est la faute d’un autre, parfois non identifié. Bref, c’est cher, c’est long (comme mes phrases), c’est chiant (qui a dit comme ta phrase ?), trois bonnes raisons pour que l’on n’ait aucune envie de réparer le biniou, bien qu’il soit évident qu’il faille faire quelque chose. Tous les ingrédients sont dès lors réunis pour trouver toutes les bonnes ( ?) raisons d’éviter que cette réserve soit notée dans le procès-verbal de réception, et laisser libre cours à votre imagination.
« Monsieur, l’entrepreneur, votre porte là ?! »
« Quoi ma porte ? Qu’est-ce qu’elle a ma porte, elle ne vous plait pas ma porte ? »
Vous sentez immédiatement la tolérance à la critique du type épuisé par un chantier qui se termine bien souvent dans la douleur, et qui après avoir bossé jour et nuit pour finir dans les temps, doit, de surcroît, subir les remarques tatillonnes de types dont la mission est de faire chisuer encore un peu l’entreprise pour que tout soit parfait à la fin. Mais j’arrête de perturber le reportage, et je vous laisse goûter sans autres interruptions la scène qui se déroule devant nous.
« Eh bien, si, elle est très belle, mais vous voyez, là, quand je tire dessus pour l’ouvrir elle couine un chouia et elle frotte sur la moquette en fin de course. Bref, elle ne fonctionne pas et je vais derechef la noter dans le PV… »
Oui, je sais que j’avais dit que je ne dirai plus rien, mais c’est là que toutes les variations de la mauvaise foi arrivent… Chut ! Ecoutons !
Agressif : « Mais, vous rigolez ou quoi, elle est parfaite c’te porte, et si vous n’aviez pas passé votre temps à en changer la couleur, on aurait eu le temps de la régler. Alors, vous pouvez mettre ce que vous voulez dans votre PV, de toute façon, moi vivant je la changerai jamais c’t porte »
Amical : « Ma foi, vous avez probablement raison, mais, entre nous, après tout ce qu’on a vécu comme bons moments sur le chantier, vous n’allez pas tout gâcher en me collant une réserve aussi sévère ?? hein ? (avec les yeux de cocker en prime…) »
Descriptif : « Oui, c’est la rotule du roulement à bille du ferme porte à coulisse qui exerce une pression supérieure au poids de traction admissible sur les gonds. Bref vous avez demandé trois paumelles, force est de constater qu’il aurait été mieux d’en poser quatre, elle couinera donc tant que vous n’aurez pas admis votre erreur et en tout état de cause, je ne saurai tolérer une réserve qui finalement est de votre ressort»
Curieux : « Ah ? Vous dites couiner vous ? Mais de quelle région tenez-vous cette idiomatique expression ? De Gascogne ? Mais diantre, entre voisins, nous ne saurions nous entretuer à coup de réserves inopportunes ? Oublions celle-ci au nom de la fraternité »
Gracieux : « Ah mais, c’est un son délicat et agréable à nos oreilles que nous produit ce vantail élégant. Pensez aux personnes qui viendront travailler à proximité, la joie qu’elles auront à se laisser bercer par ce tintinnabulement harmonieux. Non, ce serait une atteinte à la musique contemporaine, que de vouloir supprimer cette sonorité naturelle. »
Truculent : « Allons ! Vous ne voudriez tout de même pas que nous soyons obligés de vous faire un procès ? Oui tout à fait, Môssieur, c’est Vous les concepteurs et c’est de Votre faute si l’on n’a pas posé le matériel adéquat. Et donc nous saurons déterminer les responsabilités de chacun dans cette affaire, devant n’importe quel Expert !!! Alors, évitons des procédures inutiles, ne notez pas cette réserve qui risque de nous emmener sur un terrain juridique que nous voulons tous éviter !!! »
Prévenant : « Oupsss ! Attention, vous arrivez à 999 réserves. Je pense que vous devriez ralentir le rythme, vous allez vous fatiguer à devoir toutes les noter et après devoir repasser partout pour vérifier qu’elles sont bien levées. Je vous proposer de n’en noter dorénavant qu’une sur deux. Vous avez votre quota déjà là non ? »
Tendre : « Avec quelques gouttes d’huiles délicatement déposées sur les gonds, nous devrions pouvoir adoucir ce grincement disgracieux, souhaitez-vous que je fasse un essai devant vous ? S’il est concluant, je vous propose que nous omettions cette réserve, car il s’agira dès lors d’un problème d’entretien du bâtiment et non de construction. »
Pédant : « Sachez Monsieur, que nous avons affaire, ici, à une huisserie banchée et non à une « porte » vulgaire telle que vous le prétendez. Cette huis, donc, ne saurait souffrir quelque modification que ce soit, étant donné, je vais vous l’apprendre puisque vous semblez l’ignorer, qu’elle est scellée dans 20 cm de béton. Alors, cher ami, ne notez rien sur ce PV qui puisse porter atteinte à la Vérité et soit dénoncé par le premier spécialiste venu »
Cavalier : « Comment ça elle te plait pas ma porte ? Mais moi j’y trouve rien à redire, jouons là entre hommes séance tenante. Et nous verrons bien, à l’issue d’un combat loyal, qui de nous deux aura raison ? »
Emphatique : « Ah je le savais, je le savais, je les ai toutes vérifiés une par une, j’y ai passé des nuits, que dis-je des semaines entières et voilà qu’il y en a une, une unique, une seule parmi ces 250 glorieuses huisseries de ce chantier pharaonique qui ne fonctionne pas parfaitement et évidemment il faut que vous tombiez dessus ! Ah le destin se joue de moi, s’en est fait je m’incline à vos pieds et vous demande humblement le pardon. Ne notez rien et je serai votre plus fidèle héraut. »
Dramatique : « Arghhh, noonnn. Pas celle-là, ne la notez pas je vous en supplie. J’avais promis à mon chef que je le ferai avant votre passage et s’il la voit dans le PV, il me virera c’est sûr. Ne notez rien, je vous promets que je la lèverai !!! Il en va de mon salut, de celui de mes enfants et des enfants de mes enfants !!! »
Admiratif : « Quelle oreille ! Vous me voyez admiratif ! Et ? Elle couine en Si ou en La ? Moi je n’entends rien, ce sont probablement mes acouphènes. Forcément, nous n’avons pas la même sensibilité auditive. Etant donné que chacun a sa perception, je pense que tant qu’un acousticien professionnel n’aura pas statué sur l’audibilité du phénomène, il est prématuré de noter cette réserve. »
Lyrique : «Ah les portes chantent maintenant… C’est beau, c’est énergisant. Ca c’est une réelle innovation. Quel dommage ce serait de compromettre une telle percée dans le domaine de l’usage des bâtiments en notant cette réserve. Gardons l’idée pour le prochain concours innovation. »
Naïf : « Ah ? Elle couine ? Vous êtes sur ? Vous ne seriez pas aller à un concert hier ? Dans le doute, abstenons-nous de noter quoi que ce soit qui pourrait être mal interprété. »
Respectueux : « Alors là, je dois rendre hommage à vos facultés auditives et techniques. Non là, chapeau bas, Monsieur. Avec le menuisier nous avions volontairement laissé cette porte brute sans réglage pour voir si vous alliez la trouver. Je dis respect. Cher ami, ne tombez pas de ce piédestal en vous abaissant à noter une réserve aussi triviale. »
Campagnard : « Ben tin ! V’là t’y pas qu’è couine maint’nant. Manquerait plus qu’è pète. Ben t’en est bin une chochotte toi. Allons mon gars, si tu commences à noter des conneries comme ça on va jamais le finir ton truc !!!»
Militaire : « Ah mais aucun soucis, j’te la démonte tout de suite ta porte. A grands coups de masse même ! J’vais t’la défoncer illico, comme ça elle couinera plus, j’te le promets. Mais non j’m’énerve pas, j’t’explique. Elle te plait pas, c’est ton droit, j’la démoli, c’est normal. Bon un autre sujet ? Parce qu’à c’rythme là, on y est encore demain !»
Pratique : « Avec cette avertisseur sonore, plus besoin de fermer le verrou, tout le monde sait qu’il y a quelqu’un aux toilettes. Moi j’dis qu’il faut rien changer, c’est assez utile comme truc, finalement. Je suis sûr que vous n’y avez pas pensé. Et à qui on dit merci, monsieur l’ingrat ? »
Et voilà ! Je reprend le micro quelques instants pour remercier Edmond Rostand pour l’inspiration, et lui laisser, in extenso, la chute de cette histoire sans (presque) rien changer de son texte.
Enfin parodiant Pyrame en un sanglot : « La voilà donc cette porte objet de tous les attentes, dont le bruit insignifiant aura mis en péril la livraison de tout un bâtiment ! »
Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous m’auriez dit Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit : Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres, Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot ! Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries, Me servir toutes ces folles plaisanteries, Que vous n’en eussiez pas articulé le quart De la moitié du commencement d’une, car je me les sers moi-même, avec assez de verve, Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.
Lyrkhan
Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.
Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.
J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.
Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.
Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.
Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.
L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.
il était temps que je l’écrive.
(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.
(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.
(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.
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