J’ai eu une période de lecture assidue de Kafka, autant pour la fulgurance de sa pensée, que pour plaire à ma prof de français qui ne me laissait pas de marbre. Le Château, était d’ailleurs le premier qu’elle me conseillât et si je l’évoque aujourd’hui, c’est que le métier de K, le héros de ce roman, est arpenteur.
Le rapport avec le BTP ? : L’ESTP : entre autres deux cours de RDM* et de Béton Armé**, on nous faisait prendre l’air en allant faire des relevés topographiques dans les allées pavillonnaires de Cachan, afin de nous enseigner les bases du métier de Géomètre Expert.
Activité très proche de celle d’arpenteur. Voilà, la boucle est bouclée, je peux commencer mon récit.
Commençons par expliquer ce qu’est un relevé topographique.
Étymologiquement, il s’agit transcrire sur papier les détails d’une région, afin de créer des cartes exploitables par les futurs constructeurs ou touristes. C’est un très vieux métier, que celui d’arpenter les rues !
Les géomètres relèvent, les cartographes dessinent à partir des informations transmises par les géomètres. Mais comme certains faisaient n’importe quoi (Exemple de « N’importe quoi »), et que chacun se renvoyait la balle pour savoir qui avait fait la boulette, il a été finalement convenu que les géomètres devaient être irréprochables et seraient formés et équipés des outils les plus modernes. L’ordre des Géomètres expert était né, et l’ESTP en serait un des principaux contributeurs.
L’avantage, c’est que je peux raconter absolument n’importe quoi, ça passe, puisque, d’une part, personne ne peut témoigner du contraire et d’autre part l’utilisation du mot « étymologie » rend crédible celui qui ose l’utiliser.
Donc, tous les ans, nous étions quelques centaines à être jetés sur les routes de Cachan pour faire les relevés les plus précis possible de ses quartiers pavillonnaires. Au cas où, une rue aurait été subrepticement modifiée d’une année sur l’autre, il était important que nous soyons nombreux à le vérifier. Et puis s’il y avait des ESTP dans toutes les villes et dans tous les pays, ça éviterait que l’on se perde avec des GPS pourris dès qu’on quitte le périphérique ! Vous ne me croyez pas ? Eh bien, essayez de vous retrouver dans Pékin avec une carte du métro de Toulouse ! Vous m’en direz des nouvelles !
Pour parvenir à nos exploits, nous étions équipés d’une pige***, d’une chaîne d’arpenteur, et d’un théodolite****. Personnellement, j’adore cet art corporatiste, qui consiste à créer des mots abscons. Il permet de faire croire que les choses sont complexes, incompréhensibles par le non-initié, et justifient tous les dépassements d’honoraires.
Avec notre bout de bois, (pratique à transporter dans le RER) et notre lunette sur pied, on se met en station par équipe de deux. A quelques dizaines de mètres l’un de l’autre, un qui tient la pige et l’autre qui vise…
« C’est bon ? T’es bien d’aplomb ? »
« Oui, vas y !!! »
« Ok, Alors t’es à 32° Ouest et à +1m25, la distance ? »
« J’ai mesuré 17m80 »
« Ok, je note !!!, allez station suivante »
Et le possesseur du Théo (Abréviation autorisée par l’ordre des géomètres experts feignants pour désigner le Théodolite), vient prendre place à l’endroit de la pige et le pigiste recule de quelques mètre et on recommence.
Et petit bout par petit bout, on fait le tour du pâté de maison, en avançant comme des crabes ayant trouvé une bouteille de rhum frelaté.
Les moments marrants, c’est quand, par hasard, tu tombais sur une pigiste. Le temps qu’elle vérifie que la petite bulle de son niveau était bien centrée pour s’assurer de la parfaite verticalité de son instrument, tu avais le temps, sous couvert de vérifier tes propres réglages, de zoomer sur son décolleté. (Oh ben c’est ça, faites les étonnés,… comme si sur la plage aucun mec n’avait profité de l’opacité de ses lunettes de soleil pour mater les filles en faisant semblant de lire le dernier Goncourt !)
L’art du relevé topographique est de faire un nombre suffisant de relevés. Plus les distances entre chaque station sont courtes, plus les courbes ressemblent à des courbes et non à des pans coupés. Et plus les distances sont longues, plus vite on a fini et plus vite on rentre à la maison. Il faut aussi arbitrer entre le carré provocateur et le chiligone*****.
Et puis, il faut être précis et rigoureux dans la prise de note, parce qu’au final on repart avec un bout de papier avec des séries de chiffres alignés et après il faut reconstituer le dessin à partir de ces seules notes. On place tous les points et après on les relie par des traits et à la fin ça doit ressembler au pourtour du quartier que l’on vient de quitter.
« Un peu comme les jeux pour enfants, dans Pif Gadget ? »
« Exactement ! »
Alors des fois, troublé par un chien qui vous aboit dessus par surprise (ou par la finesse d’une dentelle), on saute une ligne, le crayon troue le papier, et on se retrouve avec des aberrations, que l’on corrige en inventant des chiffres qui tombent pas trop mal.
Vous connaissez mon amour pour le remplissage rigoureux des cases et vous admettrez que, regarder la dentelle, si on ne peut pas toucher pour en vérifier la qualité, c’est quand même vachement moins drôle. Dans ces conditions, j’étais plutôt adepte du : « on s’fait le moins de station possible, on inventera les autres ». J’avais acquis un don particulier pour extrapoler à partir de deux points, les points intermédiaires avec une précision telle que personne ne pouvait croire que je les avais inventées.
On se mettait à 50 m (taille de la chaîne, si elle avait fait plus, on aurait fait mieux, et en plus ça faisait un chiffre de moins à noter), et de ce fait, il fallait hurler les ordres et informations pour couvrir le bruit des chiens et des voitures. Ce qui finissait par agacer certains propriétaires, qui voyaient défiler 52 semaines par an des dizaines d’apprentis arpenteurs criant plus ou moins fort.
« C’est bon ? »
« Non ! T’ y es pas »
« Arrête de bouger »
« Ah oui là, t’es dessus, vas-y !!! »
« Plus haut ? »
« Ah, c’est bon ?!! »
« Oui !!! Je viens ! »
Et un jour, alors que nous étions au beau milieu de nos (d)ébats, un type sort de son pavillon, en cachant un truc.
Il nous fait signe, et ouvrant un pan de son manteau, exhibe une liasse de papier dans une pochette à sangle.
« Les gars, j’ai ce qu’il vous faut ! »
D’un geste assuré, il ouvre la sangle de la pochette et nous montre les feuilles.
« C’est une copie de tous les relevés du quartier, je les ai récupérés d’un ancien élève »
« ??? Mais pourquoi ? »
« J’en ai marre du boucan que vous faites ! Si vous foutez le camp, je vous les donne, avec plaisir ! »
20/20 et même pas besoin d’inventer des chiffres…
* RDM : Voir A propos et Petit Dictionnaire du BTP
** Béton Armé : Voir épisode N°1 La genèse et Petit Dictionnaire du BTP
*** Pige : Longueur conventionnelle employée comme étalon.
Au moyen-âge, les bâtisseurs de cathédrales utilisaient une pige constituée de cinq tiges articulées, chacune étant l’étalon d’une unité de mesure de l’époque : la paume, la palme, l’empan, le pied et la coudée. (Et avec tout ça elles tiennent toujours debout !)
Aujourd’hui, c’est un bout de bois de 2 mètres peint avec des petits carrés noir et blanc espacés de 10 cm, en bref, c’est une vulgaire règle de 2m.
**** Théodolite : Instrument de mesure des angles dans les deux plans horizontal et vertical afin de déterminer une direction et particulièrement de mesurer l’azimut et la hauteur apparente d’un astre (dans le cas du BTP, c’est une pige que l’on vise).
C’est abyssal, c’est art de merdifier les sujets ! En résumé, c’est une grosse lunette sur pied avec laquelle on vise un point et permet de savoir si ce point est plus haut ou plus bas et s’il est à droite ou à gauche…
***** Chiligone : Polygone à mille côté. Cela n’a rien à voir avec le BTP et cela ne sert absolument à rien, mais j’en ai appris la signification récemment grâce à Michel Onfray et je trouvais marrant de le replacer ici.
Lyrkhan
Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.
Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.
J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.
Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.
Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.
Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.
L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.
il était temps que je l’écrive.
(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.
(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.
(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.
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