Eh Lyrkhan, viens voir cinq minutes, je crois qu’on a trouvé LA perle.
Avec cette espèce de grand escogriffe de chef ennicotinné j’avais appris à me méfier. Il mettait le même enthousiasme à commenter le match perdu par son équipe de rugby favorite, qu’à expliquer comment il avait réussi à revendre trois fois la même chose à notre client chéri.
– Une perle ? Dans le sens perle de l’éducation nationale ? (vous savez le truc où, non content de brimer les enfants toute l’année, les profs collectionnent les boulettes et coquilles (avec un Q, oui merci, comme si je l’avais jamais faite celle-là…) des élèves pour finir de se foutre de leur gueule, sans y voir la poésie cachée dans ces allégories scolaires, et l’aveu de leur propre échec. Echec des profs et de l’éducation nationale, qui continuent de penser que la valeur d’une personne se résume à sa capacité de se rappeler que Charles Martel a arrêté les arabes à Poitiers (ou à Calais, je ne me rappelle plus très bien) en 732, alors qu’aucun d’eux ne sait ce qu’un Arc-boutant ou un tirefond, ce qui est quand même vachement plus utile en soirée.)
– Mais non, une perle dans le sens, une personne rare et unique, qui correspond exactement à notre recherche et qui va faire que l’on va réussir le chantier…
– Ah ben oui, une Perle alors, ça c’est sûr.
Bon nous passerons le fait que les 17 dernières embauches étaient aussi des perles, d’autant que pour le coup, je discernais une lueur particulière dans les yeux de mon chef-chef, qui laissait présager qu’il pensait sincèrement avoir trouvé LA perle rare. Ok j’arrête de les enfiler, et je commence à vous raconter l’histoire.
Il me présente son CV, accompagné d’un « Alors, qu’est-ce que t’en penses ?, elle est pas parfaite ? ». Quoi ?!!! Une Architecte ?! Tu veux qu’on embauche une architecte ? Mais, t’es fou, ça fait jamais rien qu’à nous embêter les architectes, et puis ça demande toujours des trucs qu’on sait pas faire, et puis, et puis,… et puis, il parait que y a des architectes qui mangent des conducteurs de travaux… Si, si, je vous jure on m’a raconté ça, une fois, par un gars qui s’en est réchappé de justesse…
– Et en plus, elle est blonde !!! Non mais, franchement, chef-chef, tu te moques de moi là ?!
– Attends de la rencontrer, et on en reparle.
Et donc voilà, notre Archi qui se pointe, grande, filiforme et donc blonde. Habillée avec une savante recherche de non conventionnalisme, juste ce qu’il faut, qui immédiatement confirme que l’on a affaire à quelqu’un de bon goût, mais que c’est pas demain la veille que tu lui feras mettre un chemisier-tailleur-louboutin…
Dernière expérience ? De la maîtrise d’œuvre d’exécution1 sur une tour, où, et se sont ses propres mots, « elle en avait bouffé du Bétonneux, et quand elle venait réceptionner un plateau, elle voyait toujours les mêmes conneries, parce que les gars étaient mêmes pas foutu de se parler entre eux et de corriger les erreurs d’un étage sur l’autre. »
Comme on lui fait remarquer qu’elle postule justement pour rentrer chez les Bétonneux, elle enchaîne, par un merveilleux, « ben oui, j’sais lire quand même, je suis blonde et archi mais j’ai un cerveau ». sous entendu, c’est pas parce que je rentre chez vous, que je m’interdirai de vous dire tout le bien que je pense de vous et de vos méthodes…
Et là, regards croisés avec chef-chef, oui on la tient notre perle.
Naturellement, elle s’est occupée des zones décorées, avec quelques « piou-piou ». C’est quoi le piou-piou ? Comme son nom l’indique, c’est un jeune poussin, qui quémande son travail auprès de sa maman architecte, et que quand il aura appris à se débrouiller tout seul pourra passer au stade de… euh, de… ben à vrai dire, comme j’en connais pas qui on passé le stade, je sais pas trop vous dire, faudra lui demander quand vous la croiserez…
Et pendant que ses piou-piou, se débattaient à essayer de faire avancer le gros œuvre dans ces zones, qu’est ce que faisait madame, « je suis architecte mais je me soigne » ? Des pliages… Oui, vos avez bien lu, Madame, faisait du pliage avec des bouts de cartons (c’est un carton qui a un nom chez les archis, mais j’ai jamais réussi à le retenir). Elle les assemblait en bouts de triangles, et « oh c’est marrant, on dirait les habillages de la passerelle, et oh ben dis donc, c’est encore plus marrant, mais là il y a un trou où c’est que c’est pas beau ».
– Alors, tu vois Lyrkhan, ça c’est pas du pliage, ça s’appelle une maquette, et que ça fait des semaines que j’essaie d’expliquer à notre cher client que son projet déco ne marche pas et que tout le monde se fout de ma gueule. Tu vois, avec une simple maquette, même toi t’as compris en trente secondes pourquoi il manquait un truc ». Et toc !!!
Dans les expériences un poil plus complexes, il y a la technique. Eh oui, il faut aussi qu’il y ait un peu de technique, et ce même dans des zones décorées. Attention, quand on parle de technique dans le bâtiment, on parle juste de bouts de tuyaux et de gaines, avec quelques luminaires, si possible raccordés à des fils électriques. (Alors ça c’est la vision architecturale de l’affaire, si je laisse s’exprimer un technicien, il vous convaincra de toute la noblesse de son art). Quoi qu’il en soit, il faut tout de même un minimum de place pour passer tout ce fatras de trucs inutiles et donc il faut que les archis et les techos se parlent.
Et c’est là qu’on se marre. Parce qu’ils parlent pas vraiment la même langue, même si on croit que c’est du français pour les deux, il y a des connexions neuronales qui se font pas pareils. Et puis je parle même pas de la faille spatio temporelle qu’il y a entre les deux.
Un petit dialogue pour illustrer ? Ok, vous méritez bien un petit intermède.
– Alors, tu vas me la donner ta référence de spot, que je puisse les implanter ?!
– Non.
– Et pourquoi ?
– Parce que tu vas me les mettre n’importe où. Les spots c’est moi qui les positionne.
– J’vais pas les mettre n’importe où, mais là où, esthétiquement ils s’inscriront dans le projet architectural global.
– Ben c’est bien c’que’jdis, tu vas les mettre n’importe où, et après quand on aura pas le bon nombre de lux et la bonne uniformité lumineuse, c’est pas toi qu’on viendra faire chier.
– Alors donne les moi tes méthodes de calcul, et je vais pouvoir les implanter en toute de connaissance de cause, on doit bien pouvoir trouver une solution respectant le geste initial.
– Arghhhh… Je ne sais pas comment ça s’écrit l’étranglement apoplectique !
Et pendant que j’accompagne le technicien emporté sur une civière, il me tient la main, et me fais jurer que « jamais tu lui donne les méthodes de calcul, jamais, sinon j’sers à quoi hein ? »
Je me rappelle même plus comment ça s’est fini ce truc, tiens d’ailleurs. Mais probablement comme souvent, ça a fini par se démerder tout seul et personne vient faire chier ni sur l’esthétisme, ni sur les performances. Oups… Je crois que je me suis fait des ennemis des deux côtés, alors je recommence. Probablement, ils ont fini par trouver le meilleur compromis, et à la réception tout le monde a salué une qualité architecturale parfaite et respectueuse des performances énergétiques et lumineuses attendues. (Et ne me demandez surtout pas attendues par qui ? ou par quoi ?)
Et maintenant il va être temps de conclure, et franchement pour trouver une chute rigolote, je m’retrouve un peu sec.
Eh bien j’ai décidé qu’il n’y en aura pas de chute rigolote.
Voyez cet épisode comme un hommage. Un hommage aux personnes convaincues qui refusent d’être vaincues par les cons. Les consensus, compromis, conventions, conformités, qui font qu’on va toujours vers plus de facilité, plus de toujours la même chose parce que ça a été contrôlé conforme aux conditions du contrat par des conseils avisés. Qu’on a toujours l’impression d’entrer aux 4 Temps, ou à Vélizy 2, quelle que soit la capitale d’Europe qu’on visite.
Un hommage à ces personnes, qui ne se laissent pas impressionner par les grosses machines financières quand il s’agit d’arbitrer entre du « bof » et du « c’est exactement ce que je voulais ». Hommage à celles et ceux qui nous sauvent en nous extirpant à coups de pieds au cul de nos zones de confort avec des « ben quoi c’est moche et si tu m’obliges à faire ça j’me casse, t’as pas besoin de moi pour faire une merde pareil ».
Alors voilà, merci et bravo, à tous ceux qui savent dire non, et plus particulièrement à celle qui est l’objet du présent épisode et qui se reconnaîtra.
1 Maîtrise d’œuvre d’Exécution : Ce sont ceux qui s’assurent que la construction est conforme au programme initial. Ça parait tout con, dit comme ça, mais j’peux vous dire qu’ils ne s’amusent pas tous les jours. Pris entre le marteau des entreprises, qui cherchent toujours à en faire moins et l’enclume du client qui ne veut pas admettre que, parfois, son programme comporte quelques coquilles (avec ou sans Q, là je vous laisse choisir), il faut une sacrée dose de conviction et d’abnégation pour mener les projets jusqu’au bout sains péter une durite.
Catégories :BTP
Lyrkhan
Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.
Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.
J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.
Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.
Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.
Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.
L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.
il était temps que je l’écrive.
(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.
(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.
(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.
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