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EPISODE N° 35 : Naïveté mère de toutes les désillusions

LyrkhanOu, comment survivre en milieu professionnel quand on est naïf et sans méfiance ?!

Vaste question s’il en est. Vous aurez pu constater, tout au long de mes aventures, que la naïveté si elle est, pour l’heure, source d’anecdotes, m’a souvent mis dans des situations -comment dirions-nous ?-, pour le moins douteuses.

« Tu appelles ça de la naïveté ? Moi je dirais plutôt que ce sont les neurones que tu as entre les jambes, oui !!!»

Pas faux, mais pour une fois ce ne sont pas des miches qui m’ont mis dans le pétrin !

Travailler en famille est un exercice délicat, très délicat. Il y a évidemment quelques avantages. Ah si, quand même. Je ne sais pas moi…

Tiens, si ! Si vous travaillez en couple. Pourquoi ? Ben à votre avis ? Vous auriez entendu parler de Monica Lewinski si Hilary avait eu un poste à la maison blanche ?

J’ai d’ailleurs pu y goûter à ce plaisir (du travail en famille, pas d’Hilary, voyons !) quand j’ai repris l’entreprise de mon futur-ex-beau-père*. La langue de bois doit vite devenir votre seconde langue, quand, lors du déjeuner dominical, il faut répondre à la question de jolie-maman :

« Alors ? Comment ça se passe à l’usine ? »

[1] « Eh bien le banquier nous refuse 1.000 € de prêt, le comptable a eu son diplôme chez Kiloutou, l’ordinateur du commercial recèle l’intégrale en 50 volumes des œuvres de Rocco Siffredi et ses frères, et notre plus gros client vient de vous annoncer qu’il arrête ses commandes sous quelques semaines » 

[2] « Mais, tout va très bien, tout va vraiment très bien ! »

Je vous laisse rayer la mention inutile

Vous en conviendrez, travailler en famille n’est pas une sinécure. Eh bien avec des entreprises dites « partenaires » il en est de même. Partenaires ? Laissez moi vous expliquer : Ce sont des entreprises avec lesquelles on travaille depuis suffisamment longtemps pour qu’elles acceptent de signer leur marché les yeux fermés, en toute confiance réciproque. Elles savent qu’on les paiera le juste prix et on sait qu’elles finiront le chantier convenablement. Ce qui somme toute est le principal, le reste du contrat ne servant qu’à laisser les juristes s’amuser.

Un exemple ? Mais, oui, bien sûr, immédiatement. 

Qui a lu l’intégralité des CGV d’iTunes quand il achète de la musique ? Allez soyez francs !

Les CGV ? Conditions Générales de Vente, ceux qui se sont posé la question ont déjà répondu à la première.

J’adore ce principe : vous achetez un truc quelconque et vous signez par la même occasion des centaines de clauses plus ou moins débiles, plus ou moins honnêtes et qui protège de manière éhontée le fournisseur. Lisez ce qui suit et dites-moi ce que vous en pensez !

Le truc à la petite pomme « est fourni « EN L’ÉTAT » et peut contenir des erreurs ou inexactitudes susceptibles de causer des pannes, corruptions ou pertes de données et/ou d’informations, y compris de la musique, des listes de lecture et l’historique de lecture, sur votre ordinateur ou appareil et sur des périphériques (y compris notamment des serveurs et autres ordinateurs) connectés à votre ordinateur ou appareil. » Sic

Voilà, ne venez pas nous emmerder en pleurnichant si mon truc bug et vous plante tous vos fichiers numériques, on vous avait prévenu, vous n’aviez qu’à acheter des CD.

Eh bien dans le BTP, on a le même genre de clauses léonines, et rédiger un contrat est un art.

Léonine ? Oh mais je vois que je ne suis pas le seul naïf devant mon écran !

Étymologiquement, c’est la part du lion. C’est une clause imposée par le plus fort au détriment du plus faible, qui, s’il veut contracter, n’a d’autre choix que de la signer. Et si vous saviez le nombre d’heures passées à discuter avec des entreprises, à discutailler sur des clauses de ce type pour au final ne jamais les appliquer. La gestion de contrat, comme je l’ai dit plus haut, est un art et le philosophe qui sommeille pose justement la question : « L’art se doit-il d’être utile ?! »

Le plus savoureux c’est, qu’en droit, une clause léonine est réputée non écrite ! Alors, quand vous avez compris ça, vous pouvez les signer toutes les CGV, tous les additifs nocifs, tous les contrats nauséabonds qui ne sont justifiés que parce qu’il faut bien qu’un service juridique serve à quelque chose en tant de paix !!!

Cela me fait encore plus marrer, quand vous avez passé des heures à discuter avec le juriste de votre client sur la façon dont on traitera un truc qui n’arrivera probablement jamais mais « on sait jamais, si ça devait arriver on fait quoi ? », et qu’il faut l’expliquer aux opérationnels qui vont appliquer le marché.

« Mais pourquoi t’as accepté ça ? Mais t’es dingue, tu veux nous ruiner !!! »

« Euh, j’ai accepté de partager nos gains si on gagnait trois fois de suite au loto, j’ai pas l’impression d’avoir pris un gros risque, non ? »

« Ben peut-être, mais on sait jamais, si ça devait arriver, on fait quoi ? »

Bon je m’égare, je m’égare… Où en étais-je ?

Ah oui, la signature du contrat entre un sous-traitant « partenaire » et l’entreprise principale. Je me suis retrouvé à devoir faire signer à un Big Boss un contrat truffé de clauses léonines, que ni lui, ni moi n’avions ni rédigées, ni lues… Et comment j’en suis arrivé là ? Ben, relisez le titre, et ce qui suit :

« Eh Lyrkhan, tu fais quoi ce soir ? »

« Ben quand j’aurai fini de passer l’aspirateur, nettoyer les rideaux et vider la caisse du chat (oups… me suis trompé de contexte) ! »

« Ben quand j’aurai fini de remplir les fichiers de reporting, de valider les factures des sous-traitants et de corriger les plans archi, rien de prévu, pourquoi ? »

« Alors, tu as rendez-vous ce soir à 19h00 au siège pour faire signer le marché de biiiipppp avec biiipppp »

« Mais, je ne le connais pas ce marché »

« On t’a pas demandé de le connaître, mais de le faire signer… »

« Mais s’il a des questions ? »

« On lui a envoyé par fax la semaine dernière et son chargé d’affaires nous a répondu que tout était ok, ce n’est qu’une formalité et tu rencontreras biiiippp, c’est bon pour ton networking. »

Alors là, deux choses auraient dû m’alerter !

Premièrement, quand tout le monde vous envoie au front pour « une formalité », c’est louche, c’est très louche…

Et quand, en plus, cette formalité pourrait avoir des retombées honorifiques, dites-vous bien qu’il y a anguille sous roche. Franchement, vous pensez vraiment que c’est le grouillot qui rédige les contrats qui se retrouve devant les caméras avec le président chinois à l’heure de signer une commande de 200 Airbus ? (Je voulais la faire avec des Rafales, mais je suis pas vraiment sûr qu’on ait réussi à en vendre…)

Et me voilà donc, au siège, à 19h00, tout seul, dans le noir (j’ai jamais trouvé comment on relançait l’éclairage après 18h), à préparer le dossier sus-cité.

Ah oui, petite précision, un marché de BTP, ce sont quelques dizaines de plans qu’il faut signer un par un, des milliers de pages de descriptifs (ou CCTP**) qu’il faut parapher, et quelques pages de contrats qu’il faut également signer mais, en général, celles-là on les lit ensemble.

Je sors donc mes 10 ou 12 pochettes à sangles débordant de plans et paperasses rangés en vrac par mon prédécesseur… Et j’attends…

19h15, le quart d’heure habituel, rien d’anormal…

19h30 : « bon, i fait un peu chier là, tout DG qu’il est, il a le droit d’être ponctuel… »

Et comme vous aurez remarqué que l’on communiquait par fax, il n’y avait pas de portable et donc de moyen de savoir, s’il allait se pointer ou non.

19h45 : « Pffff, je range ? je range pas ? j’attends encore 10 minutes et j’me casse »

19h55 : La lumière s’allume (lui il savait faire fonctionner l’éclairage du siège, je savais au moins pourquoi il était Big Boss et pas moi…)

Une poignée de main distante, un regard froid et fuyant, hmmmm, je sentais bien que j’allais faire du super networking là !!!

Et sans ajouter le moindre mot, il s’attable, sort son cachet et commence à tamponner les pièces annexes (et inutiles) du contrat. Clairement, je lui aurais laissé le marché sur la table avec un Post-it « Marre de vous attendre, tout est là, vous savez mieux que moi ce qu’il y a à signer, démerdez vous » cela aurait eu exactement le même effet.

A ce moment-là, je commençais à me dire, que comme promis ce ne serait bien qu’une simple formalité. Quand, (comme toujours, c’est au moment où on commence à se détendre que le coup foireux vous tombe dessus, (comme chez le dentiste, quand enfin vous vous dites, bon, ce n’est pas si douloureux, vous desserrez un poil les mâchoires et craaaccc, c’t’enfoiré vous met un coup de roulette assassin…. ))

« C’est quoi ce document ? »

« Ben tiens, comme si tu savais pas », « L’additif, Monsieur »

« Je vois bien, mais je ne l’ai jamais eu »

« Et dis donc, tu as fini de me prendre pour un con… », « Il vous a été envoyé par fax la semaine dernière, enfin, à votre chargé d’affaires, qui nous a répondu que tout était ok »

« Jamais entendu parler, il ne m’en a rien dit »

« Mais si je vous assure » « mais non » « mais si » « mais non » « mais si » « mais non » « mais si » « mais non » « mais si »

Mon père m’a toujours dit « c’est le plus intelligent des deux qui cède le premier »

« Mais, si je vous assure, d’ailleurs, si vous le permettez, je vais allez chercher le courrier, le bureau de la secrétaire (à l’époque on parlait encore de secrétaire et non d’assistante) est juste derrière. » « Ah, mais les salauds, ah j’les retiens « une formalité »… Pourquoi il faut que ça soit sur moi que ça tombe (ben relis le titre couillon (ah oui c’est vrai, pardon (arrête de demander pardon tout le temps)))».

« D’accord, je continue de signer le reste pendant ce temps-là »

Je fouille, je refouille et évidemment, pas plus de courrier ni d’envoi, ni de réponse que de neurone au Loft !!!

« Bon, désolé, mais il doit être resté au chantier, et… »

« Ne vous en faites pas, finalement je me souviens de ce document et j’ai tout signé »

Et je vois effectivement, que pendant que je fouillais, il avait  tout remis dans les pochettes, rangé son tampon et fermé son stylo.

Il se lève, me gratifie enfin d’un sourire, d’une franche poignée de main et s’en retourne vers d’autres activités de Big Boss, pendant que je remets les pochettes sur le bureau de la secrétaire, avec un petit mot : « Contrat Biiippp signé, merci de le faire signer à notre DG avant retour à l’entreprise »

Et je m’en vais, sans vraiment avoir bien compris ce qui s’était passé.

Et le lendemain, la secrétaire m’appelle, et me dit « Lyrkhan, il manque l’additif dans le dossier que tu as laissé sur mon bureau »

Après le temps qu’on avait passé à en discuter, c’est clair que l’additif était bien dans les pièces à signer.

« Tu es sûre ? Fouille bien, parce que c’est Biiippp qui a rangé les pochettes, il l’a peut-être glissé dans la mauvaise »

« Non j’t’assure il n’y a rien, j’ai bien vérifié… »

En parlant avec la secrétaire, je m’étais approché du fax comme dans la scène finale de Usual Suspects. Tandis que je parlais, un fax sors de la bécane. Là, apparaît le fameux additif avec des ratures et des annotations dans tous les sens »

« Oh, l’enculé… »

« Pardon ? »

« Euh, non pas toi, évidemment, pardon, désolé »

Il était là, sous mes yeux, se déroulant ligne à ligne, rature après rature, refus après refus, cet additif.

Cet animal à sang froid avait profité de mon absence pour le glisser tranquillement dans sa sacoche et se barrer en me faisant croire qu’il avait tout bien signé, sans aucune gêne, sans aucun scrupule!!!

Je peux vous dire que je m’en suis pris une bonne, mais sans aucune mesure au regard de l’énorme claque infligée à mon amour propre.

Maigre, très maigre consolation, quelques mois plus tard, alors que la période était à la chasse aux sorcières du financement des partis politiques, j’ai appris qu’il avait été mis en examen pour des faits douteux. Il n’a pas été poursuivi, mais j’aurais été bien en peine, s’il m’avait fallu témoigner sous serment de sa probité.


 * – Voir EPISODE N° 8 : Savoir remercier est un art

** – CCTP : Voir le petit dictionnaire du BTP

Catégories :BTP Métier

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Lyrkhan

Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.

Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.

J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.

Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.

Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.

Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.

L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.

il était temps que je l’écrive.

(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.

(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.

(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.

4 réponses

  1. Très bonne histoire et qui prouve bien combien il est difficile d’être des agneaux dans un monde de loups …. ou comment arrêter de croire que « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil »… Mais on ne se refait pas on est des vrais « gentils et naïfs » et on le restera !

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