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EPISODE N° 30 : Ethique… Tac…

LyrkhanDiriger un chantier est d’une facilité déconcertante. Il suffit de prendre les plans de l’architecte, de les donner aux entreprises pour qu’elles fabriquent ce qui est dessiné et envoient des ouvriers le poser sur le chantier.

Allez, je vous le concède, l’ordre dans lequel elles interviennent est un tantinet important, mais avec un peu d’habitude et de débrouillardise, on arrive à jongler avec les avances (rares) et les retards (plus fréquents) des divers corps de métiers qui composent le microcosme folklorique du chantier.

L’important étant, qu’à la fin, tout soit posé pour que le Maître d’Ouvrage réceptionne son bâtiment dans le délai imparti.

Bon, parfois,… Il faut faire preuve d’une certaine imagination…

Comme vous ne connaissez pas forcément bien les rouages du BTP, je vais vous révéler quelques-uns de nos secrets de fabrication.

Je tiens à rassurer tous ceux qui ont eu le plaisir de faire construire leur pavillon, ou vu Muriel ROBIN : VIDEO, tout ce qui leur est arrivé est totalement… vrai !!! Evidemment, il y a une légère exagération, augmentant la portée comique de la situation, mais il faut avouer que, quand même, y en a des qui déconnent…

L’emballement de fin de chantier est d’ailleurs propice aux décisions les plus farfelues, et il m’en revient plus particulièrement une qu’il me sied de vous raconter, ici et maintenant. (Oui, parce que demain c’est pas sûr que je sois là et j’en profite pendant que je vous tiens sous la main.)

Plantons le décor : Un hôtel 3*, banlieue parisienne, environ 250 chambres sur six niveaux. Toutes les chambres identiques et tous les étages « courants » identiques. Oui, quand on répète exactement les mêmes prestations d’un étage à l’autre parce que l’architecte manque d’inspiration et que « c’est pas beau mais c’est pratique » l’emporte sur l’élégance intellectuelle, on appelle ça un étage « courant ». Exactement comme quand on a mal digéré un couscous mayonnaise, on choppe une  « courante ». J’imagine que cette ellipse suffira à vous faire comprendre tout le respect que j’ai pour ce genre de chantier répétitif…

Ca y est, il y en a qui ont quelque chose à dire… Allez, j’écoute :

« 250 ce n’est pas divisible par 6 ? Donc il y a forcément des étages différents »…

« Bon d’abord, j’ai dit 250 comme ça, j’aurais pu dire 252, vous croyez que je me rappelle du nombre exact de chambres après plus de vingt ans !!! »

« Eh bien alors, dis « j’en sais rien » annonce pas des chiffres, si tu n’en n’es pas sur »

« Oh eh, ça va hein… J’dis ce que je veux, parce que vous croyez que quand un journaliste annonce qu’à la manifestation de soutien aux exilés fiscaux luxembourgeois, il y avait 65 millions de français selon les organisateurs et 3 selon le ministère de l’intérieur, il vérifie ces chiffres ?  Non, ça m’étonnerait fortement, alors, laissez-moi le privilège de dire ce que je veux et de me croire en arrêtant de toujours remettre en question mes propos !!! »

« Oui, si tu veux, mais quand même, 250 c’est pas divisible par 6, donc forcément… »

« … forcément ?… ben ça dépend de la taille des étages… et puis c’est tout ! Non mais !»

Reprenons.

Donc une opération où on répète 250 fois les mêmes choses, ne doit poser aucun problème logistique non ? On commande 250 baignoires, 250 WC, 250 lavabos et go, on les pose au fur et à mesure que le gros œuvre libère les zones et c’est fini. Surtout que les lits, les meubles et tout le toutim, c’est le client qui les pose. Franchement, je ne vois pas là-dedans ce qui était de nature à me détourner de mes activités de conquêtes féminines habituelles.

Le chantier avance normalement et vient enfin le moment tant attendu des OPR… Hmmmm, les OPR, LE moment ultime du chantier, le moment le plus exaspérant pour moi. Que je vous explique un peu, les OPR* est définitivement la partie la plus insupportable pour moi. Cette procession d’inspecteurs de travaux finis qui vient vous chipoter :

« hmmm, elle est pâaas belle la peinture »

« et làaa c’est pas tout à fait droit, vous m’le reprendrez »

« et ce détâaaail de faux plafond, franchement vous auriez pu faire mieux »

« Ah non, je ne PEUX pas accepter ce joint creux, il n’est pas aligné sur les planètes »…

A ce moment-là, l’archi a subitement perdu la mémoire, oubliant que c’est lui qui l’a choisi cette couleur de merde, que son faux plafond s’il avait accepté de le baisser de 3 cm cela aurait évité que l’on soit obligé de rentrer aux forceps tous les réseaux de clim, que son joint creux y peut se l’tailler en pointe et… (oups, j’m’emporte, mais franchement il y de quoi).

C’est vrai quoi ! Quand on le prévient que ce qu’il a dessiné risque de poser problème en exécution, 9 fois sur 10, on a le droit à la même chose :

« Dites-donc mon ami, c’est moi l’Architecte (avec un grand A énorme comme son égo mal soigné), je connais mon métier, je sais bien que vous allez y arriver ».

Pauvre Le Corbusier, il doit se retourner dans sa tombe à chaque fois qu’une espèce de microcéphale du bulbe se prétend AAAAaaaarchitecte… (A peu près le même effet que quand un animateur de radio libre se prétend héritier de Desproges, sous prétexte que ce dernier a aussi exprimé son talent à la radio !!!)

A ça me mets dans un état… Je le vis comme de la fracturation de mes roches les plus intimes.

Bref, passons mes états d’âmes, pour revenir au vrai sujet. Les OPR arrivent donc et pour éviter que la séance de coupagedescheveuxenquatre (j’avais épilationrectale qui me venait aussi, mais je ne suis pas sûr que tout le monde apprécie la métaphore à sa juste valeur, même si l’on est plus prêt de la vérité) ne soit trop pénible, on passe faire un tour avec les entreprises pour faire notre propre liste. Histoire de s’assurer quand même que ce qu’on a fait n’est pas trop pourri et reste présentable.

Nous voilà donc partis avec notre plombier chéri faire le tour des salles de bains.

« Ben il manque pas un truc là ? »

« ??? »

« Ben les robinets ?, je ne vois pas les robinets »

« Non, c’est normal, vous ne m’avez pas demandé de les poser… »

« Quoi ????!!!! »

« Eh bien remontez un peu plus haut dans votre texte et vous verrez bien que vous avez omis le mot « robinet », donc je ne les pas achetés… »

« Mais espèce de crénom de …, à qui vous croyez que j’allais les acheter les robinets ? A l’électricien ? Au pizzaïolo du coin ? Remarquez, vu la façon dont vous bossez, j’aurais peut-être eu un résultat similaire… »

« Oh, ben faut pas vous énervez, j’m’en vais vous les acheter vos robinets si ça peut vous calmer »

« Et comment que tu vas y aller, et en courant même, la visite est demain après-midi, tu n’as que quelques heures pour me les dégotter et me les poser… »

« Vous avez une préférence pour le modèle ?

« Oui, un modèle Speedy !!! Allez ! Hors de ma vue, avant que j’ménerve vraiment »

Lors de la visite du lendemain, mon plombier me glisse à l’oreille :

« C’est bon, j’ai réussi à poser ceux de cet étage, mais tous les fabricants sont en rupture de stock, et les prochaines livraisons ne pourront pas se faire avant un mois ».

Effondrement intérieur ET sourire de façade pour pas que l’architecte voit qu’on a une grosse merde qu’il n’a pas vu.

Tiens, je reviens trente seconde sur les OPR : Il y a aussi le jeu du : « Tiens j’ai vu une grosse cagade, espérons qu’il ne la voit pas sinon je sais pas comment je vais la réparer ». Et du coup, les OPR deviennent un jeu subtil de bluff, ou l’archi essaie de déceler à travers tes réactions, si tu as des choses à cacher qu’il n’aurait pas vu !!!

« mais… j’men fous si c’est pas le même modèle, du moment qu’on a la même série sur un étage, on doit pouvoir s’en sortir non ? »

« J’y ai bien pensé, mais rien à faire j’ai rien trouvé, toutes les usines sont fermées jusqu’en Septembre » (Oui on a toujours l’art de finir les chantiers en Juillet ou Août, histoire d’être certains que si un truc foire, on se prend toute les vacances dans les dents !)

« Grmbllbll »

L’architecte : « Un problème messieurs ? Quelque chose à ajouter ? »

A voix haute et aussi claire que possible vu les circonstances : « Non, non, cher aaami, tout va bien, nous parlions juste du cours du cuivre à la bourse, et comme il baisse, notre plombier va nous quitter sur-le-champ pour aller en acheter plein… »

Innocemment (dans le sens innocent = un peu con quand même (oui comme celui Bourvil dans la grande vadrouille, exactement) : « Mais pas du t… »

Murmure, les dents serrées, en aparté passablement énervé : « …Ta gueule, dégage, va me trouver des robinets, fais-moi tous les revendeurs de la région, aux puces même si tu veux, mais TU ME TROUVES des robinets !!! »

Eclair de lucidité : « Ah oui, excusez moi, c’est vrai il a raison, je file derechef… »

Mais rien à faire aucun robinet à l’ouest du Pecos…

Nous n’avions aucune envie de rater les OPR suivantes pour une histoire de robinet.

« Et si on invoquait le risque de vol ? »

« ?? »

« Oui, on explique que l’on n’a pas posé les robinets parce qu’on avait peur de se les faire piquer ? »

« Hmm, intéressant, et ? Pourquoi tu ne les poses pas maintenant alors ? »

« Ben parce qu’on se les aurait fait piquer ? »

« Hmmm, approfondis, tu m’intéresses »

« Eh bien,… oui maintenant que tu le dis, ça va pas être difficilement recevable comme excuse… »

Et là, j’ai subitement repensé à mon grand-père.

Non, pas pour le vol de robinet, il était très honnête mon grand-père, mais pour une anecdote datant de l’occupation chez Citroën. L’usine dans laquelle il bossait devait construire des véhicules pour l’armée allemande. Et fusil sur la nuque les ouvriers obtempéraient. Et le soir, l’usine fermait et les allemands quittaient les lieux. Puis, revenaient quelques ouvriers qui démontaient, la nuit, les moteurs posés le jour… Evidemment les cadences s’en trouvaient fortement ralenties…

« C’est bon, j’ai une idée, cette nuit, vous démontez les robinets du 6, et vous allez les poser au 5 »

« ??? »

« Ben oui, comme ça quand on aura tous les robinets on viendra compléter, mais en attendant on passe les OPR ni vu ni connu !!! »

« Génial… »

« Merci, c’est pour ça que je suis chef… »

Donc le 5 passe, le 4 rebelote, et le 3 et le 2 arrivent

« Ah il y a un soucis,… Au programme de demain il y a deux étages le même jour, un le matin, l’autre l’après-midi »

« Erf… L’heure du déjeuner, ça va faire un peu court pour l’opération « transfuge ». Mais si on tire un peu sur le pousse café, on y arrivera pas. Comment faire ? »

Et là c’est Star Trek, qui m’a sauvé. (D’où l’importance d’avoir une culture multiple, c’est surement pas en lisant la pléiade que je m’en serais sorti sur ce coup là).

« Voyage spatio-temporel !!! »

« ??? »

« On va lui faire réceptionner deux fois le même étage »

« Ce sont les effets de la fatigue ? Tu divagues ? »

« Non j’t’assure, écoute bien ce qu’on va faire »…

Alors comme dans les films, je suspends la narration. Vous savez qu’il va se passer quelque chose, mais quoi ? Le suspense monte, la tension devient palpable, des perles de sueur viennent s’accrocher à vos sourcils…

« Appelle-moi l’ascensoriste… »

« Il a des robinets ? »

« Non franchement, j’t’aime bien mais des fois t’es vraiment con !!! »

« Non, voilà ce qu’on va lui demander : Dès qu’on partira déjeuner, il file dans la machinerie. »

« ??? »

« Tu ne vois pas ? Il nous reprogramme les appareils de telle manière que lorsqu’on appuie sur le 2 on arrive au 3, et que les affichages dans les appareils correspondent »

Comme à l’époque il n’y avait pas de voix nasillarde enregistrée à Taipei pour nous gaver les tympans avec les « 2ème Etage, uverture dais paurtes » (oui, c’est une tentative pour essayer de reproduire l’accent chinois), on pouvait espérer que le subterfuge passe…

Et hop… Voyage spatio temporel gratuit !!!

Tout le monde n’y a vu que du feu et rassurez-vous, tous les robinets ont été installés et l’hôtel fonctionne parfaitement, même si, paraît-il, certains clients cherchent encore un raccourci que jamais ils n’ont trouvé…


* OPR : Opérations Préalable à la Réception – Procession traditionnelle de pré-clôture du chantier. L’architecte et les entreprises se réunissent pour ausculter dans les moindres détails le bâtiment. Pendant cette visite, l’architecte vérifie que les prestations sont conformes au marché et détecte tous les défauts pour établir la liste des réserves, que l’entreprise se doit de lever dans un délai raisonnable (entre 3 mois et 5 ans (ça dépend du temps)).

Catégories :BTP Métier

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Lyrkhan

Je m’appelle..., et puis quoi encore... (l’anonymat dans certaines situations est vital) et je suis ingénieur dans le BTP.

Depuis 1988 je travaille dans le Bâtiment, formé à l’ESTP (Ecole Spéciale des Travaux Publics) où je me suis plus illustré au Journal interne et aux aventures Théâtrales, qu' en assistant aux passionnants amphithéâtres de RDM*. J’y ai cependant appris à aimer le travail d’équipe et le plaisir de réussir des projets.

J’ai, majoritairement passé ma carrière à rénover des Bâtiments Parisiens et cette passion du « construire ensemble » m’a toujours guidée au cours de mes nombreux chantiers.

Et si je parle de passion, c’est qu’il en faut une certaine dose pour apprécier de faire ce métier chronophage, protéiforme et viril, où l’on s’appelle plus souvent « ma couille » (il faudra vous y faire) que « cher ami », surtout si l'on préfère l’univers de Boris Vian et Pierre Desproges à la lecture assidue du BAEL** ou des DTU***.

Malgré ce décalage, je n’ai jamais perdu cette passion du métier, parce que les aventures humaines sont finalement toujours plus importantes que les calculs aux éléments finis, parce qu’un con debout va toujours plus loin que deux ingénieurs assis (ah je vous avais prévenu) et enfin parce que bien que souvent suspecté d’être un atypique « qui n’aime pas les cases », j’ai apporté ma pierre à ces aventures pour mon grand plaisir et pour la réussite des projets.

Aujourd’hui, je suis passé de suspect qui se cache à coupable qui l’assume, voire le revendique.

L’aventure est dans le partage, alors je vous présente, à travers des témoignages, des observations et des critiques : un rapport d’étonnement de… presque 30 ans.

il était temps que je l’écrive.

(*) RDM : Résistance des Matériaux : Tous les matériaux ne résistent pas de la même manière. Belle évidence non ? Eh bien, il faut croire que cela ne suffit pas, puisque des ingénieurs en ont fait une science qui permet de calculer si un pont tient mieux avec du métal qu'avec des élastiques.

(**) BAEL : Béton armé à l’Etat Limite : Méthode de calcul du béton armé dont je serai totalement incapable de vous préciser le début du commencement du préliminaire et franchement je n’ai pas honte.

(***) DTU : Documents Techniques Unifiés : Titanesque recueil de méthodes de construction qui regroupe tout le savoir-faire du BTP. « La bible » comme disent certains, et comme toute bible, il y a les ultra-conservateur qui s’y réfèrent oblitérant toute tentative d’interprétation aussi mineure soit-elle. Toute relation avec des événements récents est totalement assumée.

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